1746-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Votre personne me sera toujours chère, comme votre nom sera toujours respectable à vos ennemis même, et glorieux dans la postérité.
Le sr Tiriot m'aprit il y a quelques mois que vous aviez perdu dans le tumulte d'une de vos victoires, ce commencement de L'histoire de Louis 14 que j'avois eu l'honneur de remettre entre les mains de votre majesté. J'envoyay quelques jours après à Cirey chercher le manuscript original, sur le quel je fis faire une nouvelle copie. Mr de Maupertuis partit de Paris avant que cette copie fût prête, sans quoy je l'en aurois chargé. Il me dit L'étrange raison alléguée par le sr Tiriot, à votre majesté même, par la quelle ledit Tiriot s'excusoit de faire cet envoy. C'est ce qui m'a déterminé à presser Les copistes, et à leur faire quitter tout autre ouvrage. J'ay donc porté l'histoire de Louis 142 chez le correspondant du sr Jordan, et Votre majesté la recevra probablement avec cette lettre.

Si vous aviez sire daigné vous adresser à moy, vos ordres n'en auroient pas été à la vérité exécutez plus tôt, puisqu'il a fallu le temps d'envoyer à Cirey, mais vous m'auriez donné une marque de confiance et de bonté que j'étois en droit d'attendre. Car quoy que ma destinée m'ait forcé de vivre loin de votre cour, elle n'a pu assurément rien diminuer des sentiments qui m'attacheront à vous jusqu'au dernier jour de ma vie.

Non seulement je vous envoye, Sire, cette histoire, mais je feray tenir aussi à votre majesté la tragédie de Semiramis que j'avois faitte pour la Dauphine qui nous a été enlevée. Je n'ay pu vous donner la Pucelle. Il faudroit pour cela user de violence, et la violence n'est bonne qu'avec les pandours et les houzards. C'est malgré moy que je ne remets pas entre vos mains tout ce que j'ay pu jamais faire. Il est juste que l'homme de la terre le plus capable d'en juger en soit le possesseur. Je ne crois pas que doresnavant ma santé me permette de travailler baucoup. Je suis tombé enfin dans un état au quel je ne crois pas qu'il y ait de ressource. J'attends la mort patiemment, et si votre majesté veut le permettre j'auray soin que tous mes manuscripts vous soient fidèlement remis après ma mort, et Votre majesté en disposera comme elle voudra. C'est déjà pour moy une idée bien consolante de penser que tout ce qui m'a occupé pendant ma vie ne passera que dans les mains du grand Federic.

Je sçai que votre majesté a ordonné au sr Tiriot de luy envoyer touttes les éditions qu'il aura pu recouvrer, mais elles sont toutes si informes et si fautives qu'il n'y en a aucune que je puisse adopter. Celle des Ledet est une des plus mauvaises et surtout leur sixième volume seroit punissable, si on savoit en Hollande punir la licence des libraires.

Votre majesté ne sera peutêtre pas fâchée d'aprendre que Les armes du Roy mon maître et ses succez en Flandre ont prévenu de nouvelles prévarications de la part des libraires en hollandois. Un secrétaire que malheureusement madame du Chastelet m'avoit donnée elle même, avoit pris la peine de transcrire à Bruxelles plusieurs de mes lettres, et de celles de madame du Chastellet, plusieurs même de votre majesté, et il les avoit mises en dépost, chez une marchande de Bruxelles nommée des Vignes qui demeure à l'enseigne du ruban bleu; cette femme en avoit vendu une partie aux Ledet qui les ont imprimées dans leur sixième volume, et elle étoit en marché du reste Lorsque le Roy mon maître prit Bruxelles. Nous nous adressâmes sur le champ à Mr de Sechelles, nommé intendant des pays conquis. Il fit une descente chez la Desvignes, se saisit des papiers, et les renvoya à madame la marquise du Chastellet.

Au reste Sire madame du Chastellet et moy nous sommes toujours pénétrez de la même vénération pour votre majesté, et elle vous donne sans difficulté la préférence sur touttes les monades de Leibnits. Tout sert à la faire souvenir de vous, votre portrait qui est dans sa chambre à la droite de Louis 14, vos médailles qui sont entre celles de Newton et de Marlborow, votre couvert avec le quel elle mange souvent, enfin votre réputation qui est présente partout et à tous les moments.

Pour moy sire je n'ay d'autre regret dans ce monde que celuy de ne plus voir le grand homme qui en est L'ornement. J'achève paisiblement ma carrière, et je la finiray en vous protestant que j'auray toujours vécu avec le plus véritable attachement et le plus profond respect,

Sire,

de votre majesté,

Le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire