1747-03-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Les fileuses des destinées,
Les Parques, ayant mille fois
Entendu des âmes damnées
Parler là bas de vos exploits,
De vos rimes si bien tournées,a
De vos victoires, de vos loix,
Et de tant de belles journées,c
Vous crurent le plus vieux des rois.
Alors des Rives du Cocite
A Berlin vous rendant visite,
La mort s'endvint avec le Temps,
Croyant trouver des cheveux blancs,
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatrevingt ans;
Que l'inhumaine fut trompée!
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte, et votre épée;
Elle se souvint parfbonheur,
Qu'Orphée autrefois par sa lire,
Et qu'Alcide par sa valeur,
La bravèrent dans son Empire.
Dans vous, dans mon prince elle vitg
Le seul hommehqui réünit
Les dons d'Orphée et ceux d'Alcide.
Doublement elle vous craignit,
Et laissant son dard homicide,
S'enfuit au plus vite, et partit
Pour aller saisir la personne
De quelque pesant cardinal,
Ou pour achever dans Lisbonne,
Le prêtre Roy de Portugal.i

Vraiment sire je ne vous dirois pas de ces bagatelles rimées, et je serois bien loin de plaisanter, si votre lettre en me rassurant ne m'avoit inspiré de la guaité. La Renomée qui a toujours ses cent bouches ouvertes pour parler des rois, et qui en ouvre mille pour vous, avoit dit icy que Votre majesté étoit à L'extrémité, et qu'il y avoit très peu d'espérance. Cette mauvaise nouvelle sire vous auroit fait grand plaisir si vous aviez vu comme elle fut reçue. Comptez qu'on fut consterné, et qu'on ne vous auroit pas plus regretté dans vos états. Vous auriez joui de toutte votre renomée, vous auriez vu l'effet que fait un mérite unique sur un peuple sensible, vous auriez senti toute la douceur d'être chéri d'une nation qui, avec tous ses défauts, est peutêtre dans l'univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais ne louent que des Anglais, les Italiens ne sont rien, les Espagnols n'ont plus guères de héros, et n'ont pas un écrivain, les monades de Leibnits en Allemagne et l'harmonie préétablie n'immortaliseront aucun grand homme. Vous savez sire que je n'ay pas de prévention pour ma patrie, mais j'ose assurer qu'elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nez dans son sein.

Pour moy sire, votre péril me fit frémir, et me coûta bien des larmes. Ce fut Mr de Paumi qui m'aprit que votre majesté se portoit bien, et qui me rendit ma joye. Je serois tenté de croire que les pillules de Stall doivent faire du bien au Roy de Prusse Elles ont été inventées à Berlin, et elles m'ont presque guéri en dernier Lieu. Si elles ont un peu racomodé mon corps cacochime que ne feront elles point au tempérament d'un héros?

Si quelque jour elles me rendent un peu de force je vous demanderay assurément la permission de venir encor vous admirer; peutêtre votre majesté ne seroit elle pas fâchée de me donner ses lumières sur ce qu'elle a fait, et sur ce qu'elle pense de grand. Je luy jure qu'elle ne se plaindroit pas que j'eusse donné à madela duchesse de Virtemberg, ce que je devois donner au grand Federic. Elle a peutêtre copié une page ou deux de ce que vous avez, mais il est impossible qu'elle ait ce que vous n'avez pas. Je vous jure encor que le reste est à Cirey, et n'est point fait du tout pour être à présent à Paris.

La dame de Cirey qui a été aussi allarmée que moy, vous demande icy la permission de vous témoigner sa joye et son attachement respectueux.

Vivez sire, vivez grand homme et puissai-je vivre pour venir encor une fois baiser cette main victorieuse qui a fait et écrit de quoy aller à la postérité la plus reculée! Vivez vous qui êtes le plus grand homme de l'Europe et que j'oseray aimer tendrement jusqu'à mon dernier soupir malgré le profond respect qui empêche, dit on, d'aimer.

V.