1775-03-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Vous m'accablez des bienfaits les plus flatteurs.
Votre majesté change en beaux jours les dernières misères de ma vie. Elle daigne me prometre son portrait, elle orne une de ses lettres des meilleurs vers qu'elle ait jamais faits depuis le temps où elle disait

Et quoy qu'admirateur d'Alexandre et d'Alcide
J'eusse aimé mieux portant les vertus d'Aristide.

Enfin elle acorde sa protection à l'innocence opprimée de Morival. Ajoutez à tout cela que Voiture n'écrivait pas si bien que vous à beaucoup près; et cependant vous faites faire tous les jours la parade à deux cent mille hommes.

Quel est cet étonnant Protée?
On disait qu'il tenait la lyre d'Apollon;
On acourt pour l'entendre, on s'en flatte, mais non,
Il porte du Dieu Mars l'armure ensanglantée.
Voions donc ce héros — point du tout — c'est Platon,
C'est Lucien, c'est Cicéron,
Et s'il avait voulu ce serait Epicure.
Dites moy donc votre secret.
On veut faire votre portrait,
Qu'on peigne toutte la nature.

Je viens enfin de recevoir des instructions très sûres sur la singulière catastrophe de votre protégé. Ce serait en vérité une scène d'Arlequin si ce n'était pas une scène de cannibale. C'est le comble du ridicule et de l'horreur. Rien n'est plus welche.

Non sire je ne sortirai point de mon lit à l'âge de quatrevingt et un ans pour aller à Versailles. Je jurai de n'y aller jamais le jour que je reçus à Potsdam la lettre du ministre m. de Puisieux qui me manda que je ne pouvais garder ni ma place d'historiografe ni ma pension. Je mourai aux pieds des Alpes — j'aurais mieux aimé mourir aux vôtres.

A l'égard de votre protégé je ne comprends pas la rage qu'il â de s'avilir par une grâce. Ce mot infamant grâce n'est fait que pour les criminels. Le bien dont il peut hériter sera peu de chose, et certainement ses talents et sa sagesse suffiront dans votre service. Croiez sire que votre majesté n'aura guères ni officier plus attaché à ses devoirs ni d'ingénieur plus intelligent.

Il a trouvé parmi mes paperasses quelques indications sur une de vos victoires. Il en a fait un plan régulier. Vous verrez par là sire si ce jeune homme entend son métier et s'il mérite votre protection.

Je le garderai puisque votre majesté le permet jusqu'à ce qu'il soit entièrement perfectioné dans son art. Je ne l'oublierai point à ma mort, mais à l'égard de la grâce je n'en veux pas plus que de la grâce de Molina et de Jansenius. Je n'avilirai jamais ainsi un de vos officiers digne de vous servir. Si on veut lui signer une justification honorable, à la bonne heure. Tout le reste me parait honteux.

Je mourrai avec ces sentiments et surtout avec le regret de n'avoir pas achevé ma vie auprès du plus grand homme de l'Europe que j'ose aimer autant qu'admirer.