à Cirey ce 22 décembre 1741
C'est ce que je disois Sire ce matin au soleil votre confrère, qui est aussi l'âme d'une partie de ce monde. Je luy en dirais bien davantage sur le compte de Votre majesté si j'avois cette facilité de faire des vers que je n'ay plus et que vous avez; j'en ay reçu icy que mon héros a fait dans Neiss tout aussi aisément qu'il a pris cette ville. Cette petite anecdote jointe aux vers qu'il daigna m'envoyer immédiatement après la victoire de Molvits, fournit de bien singuliers mémoires pour servir un jour à l'histoire du siècle.
Louis 14 prit en hiver la Franche Comté, mais il ne donna point de bataille, et ne fit point de vers au camp devant Dole, ou devant Bezançon, aussi j'ay déjà pris la liberté de mander à votre majesté que l'histoire de Louis 14 me paraissait un cercle trop étroit. Je trouve que Federic élargit la sphère de mes idées. Enfin il me semble toujours que si au lieu de courir de Bruxelles à Paris, de Paris à Cirey, de Cirey en Franche Conté, de là à Paris et à Bruxelles, j'étois paisible dans la bibliothèque de votre docte Jordan, je ferois peutêtre sous les yeux de mon héros quelque chose de moins indigne de luy.
Les vers que votre majesté a faits dans Neiss ressemblent à ceux que Salomon faisait dans sa gloire, quand il disait après avoir tâté de tout, tout n'est que Vanite. Il est vray que le bonhomme parlait ainsi au milieu de trois cent femmes et de sept cent concubines, le tout sans avoir donné bataille ny fait de siège, mais n'en déplaise Sire, à Salomon et à vous, ou bien à vous et à Salomon, il ne laisse pas d'y avoir quelque réalité dans ce monde.
Votre majesté a fait bien des choses en peu de temps. Je suis persuadé qu'il n'y a personne sur la terre plus occupé qu'elle, & plus entraîné dans la variété des affaires de toute espèce. Mais avec ce génie dévorant qui met tant de choses dans sa sphère d'activité, vous conserverez toujours cette supériorité de raison qui vous élève au dessus de ce que vous êtes, & de ce que vous faites. Tout ce que je crains, c'est que vous en veniez à trop mépriser les hommes. Des millions d'animaux sans plumes à deux pieds qui peuplent la terre, sont à une distance immense de votre personne par leur âme comme par leur état: il y a là dessus un beau vers de Milton,
Je prévois encore un autre malheur: c'est que votre majesté peint si bien les nobles friponneries des politiques, les soins intéressés des courtisans, qu'elle finira par se défier de l'affection des hommes de toute espèce, & qu'elle croira qu'il est démontré en morale, qu'on n'aime point un roi pour lui même. Souffrez, sire, que je prenne la liberté de faire contre vous ma démonstration. N'est il pas vrai qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer pour lui même, un homme d'un esprit supérieur, qui a bien ses talents, & qui joint à tous ces talents là celui de plaire? Or s'il arrive que par malheur ce génie supérieur soit roi, son état en doit il empirer, & l'aimera-t-on moins parce qu'il porte une couronne?
Je soutiens donc, en dépit de la couronne, & de tous vos beaux vers, qu'on vous aimera pour vous même.