A Paris ce 26 mai 1742
Je songe à l'humanité, sire, avant de songer à vous même; mais après avoir en abbé de Saint Pierre pleuré sur le genre humain dont vous devenez la terreur, je me livre à toute la joie que me donne votre gloire. Cette gloire sera complète si votre majesté force la reine d'Hongrie à recevoir la paix, & les Allemands à être heureux. Vous voilà le héros de l'Allemagne, & l'arbitre de l'Europe. Vous en serez le pacificateur, & nos prologues d'opéra ne seront plus que pour vous.
La fortune, qui se joue des hommes, mais qui vous semble asservie, arrange plaisamment les événements de ce monde. Je savais bien que vous feriez de grandes actions; j'étais sûr du beau siècle que vous alliez faire naître; mais je ne me doutais pas, quand le comte du Four allait voir le maréchal de Broglio, & qu'il n'en était pas trop content, qu'un jour ce comte du Four aurait la bonté de marcher avec une armée triomphante au secours du maréchal, & le délivrerait par une victoire. Votre majesté n'a pas daigné jusqu'à présent instruire le monde des détails de cette journée. Elle a eu je crois autre chose à faire que des relations, mais votre modestie est trahie par quelques témoins oculaires, qui disent tous qu'on ne doit le gain de la bataille qu'à l'excès de courage & de prudence que vous avez montré. Ils ajoutent que mon héros est toujours sensible, & que ce même homme qui fait tuer tant de monde, est au chevet du lit de mr de Rotembourg. Voilà ce que vous ne mandez point, & que vous pourriez pourtant avouer comme des choses qui vous sont toutes naturelles. Continuez sire, mais faites autant d'heureux au moins dans ce monde, que vous en avez ôté; que mon Alexandre redevienne Salomon le plus tôt qu'il pourra, & qu'il daigne se souvenir quelquefois de son ancien admirateur, de celui qui par le cœur est à jamais son sujet, de celui qui viendrait passer sa vie à vos pieds, si l'amitié, plus forte que les rois & que les héros, ne le retenait, et qui sera attaché à jamais à votre majesté avec le plus profond respect & la plus tendre vénération.
de Voltaire