1742-05-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Le Salomon du nord en est donc l'Alexandre?
Et l'amour de la terre en est aussi l'effroi?
L'Autrichien vaincu fuyant devant mon roi,
Au monde à jamais doit apprendre
Qu'il faut que les guerriers prennent de vous la loi,
Comme on vit les savants la prendre.
J'aime peu les héros, ils font trop de fracas;
Je hais les conquérants, fiers ennemis d'eux mêmes,
Qui dans les horreurs des combats
Ont placé le bonheur suprême;
Cherchant partout la mort, & la faisant souffrir
A cent mille hommes leurs semblables;
Plus leur gloire a d'éclat, plus ils sont haïssables.
O ciel que je dois vous haïr !
Je vous aime pourtant, malgré tout ce carnage
Dont vous avez souillé les champs de nos Germains,
Malgré tous ces guerriers que vos vaillantes mains
Font passer au sombre rivage.
Vous êtes un héros; mais vous êtes un sage.
Votre raison maudit les exploits inhumains
Où vous força votre courage,
Au milieu des canons, sur des morts entassés,
Affrontant le trépas, & fixant la victoire,
Du sang des malheureux cimentant votre gloire,
Je vous pardonne tout, si vous en gémissez.

Je songe à l'humanité, sire, avant de songer à vous même; mais après avoir en abbé de Saint Pierre pleuré sur le genre humain dont vous devenez la terreur, je me livre à toute la joie que me donne votre gloire. Cette gloire sera complète si votre majesté force la reine d'Hongrie à recevoir la paix, & les Allemands à être heureux. Vous voilà le héros de l'Allemagne, & l'arbitre de l'Europe. Vous en serez le pacificateur, & nos prologues d'opéra ne seront plus que pour vous.

La fortune, qui se joue des hommes, mais qui vous semble asservie, arrange plaisamment les événements de ce monde. Je savais bien que vous feriez de grandes actions; j'étais sûr du beau siècle que vous alliez faire naître; mais je ne me doutais pas, quand le comte du Four allait voir le maréchal de Broglio, & qu'il n'en était pas trop content, qu'un jour ce comte du Four aurait la bonté de marcher avec une armée triomphante au secours du maréchal, & le délivrerait par une victoire. Votre majesté n'a pas daigné jusqu'à présent instruire le monde des détails de cette journée. Elle a eu je crois autre chose à faire que des relations, mais votre modestie est trahie par quelques témoins oculaires, qui disent tous qu'on ne doit le gain de la bataille qu'à l'excès de courage & de prudence que vous avez montré. Ils ajoutent que mon héros est toujours sensible, & que ce même homme qui fait tuer tant de monde, est au chevet du lit de mr de Rotembourg. Voilà ce que vous ne mandez point, & que vous pourriez pourtant avouer comme des choses qui vous sont toutes naturelles. Continuez sire, mais faites autant d'heureux au moins dans ce monde, que vous en avez ôté; que mon Alexandre redevienne Salomon le plus tôt qu'il pourra, & qu'il daigne se souvenir quelquefois de son ancien admirateur, de celui qui par le cœur est à jamais son sujet, de celui qui viendrait passer sa vie à vos pieds, si l'amitié, plus forte que les rois & que les héros, ne le retenait, et qui sera attaché à jamais à votre majesté avec le plus profond respect & la plus tendre vénération.

de Voltaire