1742-05-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Quand vous aviez un père, et dans ce père un maître,
Vous étiez philosofe, et viviez sous vos loix.
Aujourd'huy mis au rang des rois
Et plus qu'eux tous digne de l'être,
Vous servez cependant vingt maîtres à la fois.
Ces maîtres sont tirans; le premier c'est la gloire,
Tiran dont vous aimez les fers,
Et qui met au bout de nos vers,
Ainsi qu'en vos exploits, la brillante victoire.
La politique à son côté,
Moins éblouissante, aussy forte,
Méditant, rédigeant ou rompant un traitté,
Vient mesurer vos pas, que cette gloire emporte,
L'intérest, la fidélité,
Quelquefois s'unissant, et trop souvent contraires,
Des amis dangereux, de secrets adversaires,
Chaque jour des desseins et des dangers nouvaux,
Tout écouter, tout voir, et tout faire à propos,
Payer les uns en espérance,
Les autres en raisons, quelques uns en bons mots,
Faire chérir ses loix, et craindre sa puissance:
Que d'embarras! que de travaux!
Régner n'est pas un sort aussy doux qu'on le pense:
Qu'il en coûte d'être un héros!

Il ne vous en coûte rien à vous sire, tout cela vous est naturel. Vous faites de grandes, de sages actions avec cette même facilité que vous faittes de la musique et des vers et que vous écrivez de ces lettres qui donneroient à un bel esprit de France une place distinguée parmy les baux esprits tous jaloux de luy.

Je conçois quelque espérance que Votre majesté raffermira l'Europe comem elle l'a ébranlée, et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré.

Mon espoir n'est pas uniquement fondé sur le projet que l'abbé de st Pierre a envoyé à votre majesté. Je présume qu'elle voit les choses que veut deviner le pacificateur trop mal écouté de ce monde, et que le roy philosophe sait parfaitement ce que le philosofe qui n'est pas roy s'efforce en vain de deviner.

Je présume encore beaucoup de vos charitables intentions; mais ce qui me donne une sécurité parfaite, c'est une douzaine de faiseurs & de faiseuses de cabrioles que votre majesté fait venir de France dans ses états. On ne danse guère que dans la paix. Il est vrai que vous avez fait payer les violons à quelques puissances voisines, mais c'est pour le bien commun & pour le vôtre. Vous avez rétabli la dignité & les prérogatives des électeurs; vous êtes devenu tout d'un coup l'arbitre de l'Allemagne; & vous avez fait un empereur, il ne vous en manque que le titre. Vous avez avec cela cent vingt mille hommes bien faits, bien armés, bien vêtus, bien nourris, bien affectionnés; vous avez gagné des batailles & des villes à leur tête, c'est à vous à danser, sire. Voiture vous aurait dit que vous avez l'air à la danse; mais je ne suis pas aussi familier que lui avec les grands hommes & avec les rois, & il ne m'appartient pas de jouer aux proverbes avec eux.

Au lieu de douze bons académiciens, vous avez donc, sire, douze bon danseurs? Cela est plus aisé à trouver, & beaucoup plus gai: on a vu quelquefois des académiciens ennuyer un héros, & des acteurs de l'opéra le divertir.

Cet opéra dont votre majesté décore Berlin, ne l'empêche pas de songer aux belles lettres. Chez vous un goût ne fait pas tort à l'autre. Il y a de pauvres âmes qui n'ont pas un seul goût, votre âme les a tous; & si dieu aimait un peu le genre humain, il accorderait cette universalité à tous les princes, afin qu'ils pussent discerner le bon en tout genre, & le protéger: c'est pour cela que je m'imagine qu'ils sont faits originairement.

Je connais quelques acteurs tragiques qui ne sont pas sans talents, & qui pourraient convenir à votre majesté; car je me flatte qu'elle ne se bornera pas à des galimatias italiens & à des gambades françaises. Le héros aimera toujours le théâtre, qui représente les héros. Puissiez vous, sire, jouir bientôt de toutes sortes de plaisir, comme vous avez acquis toutes sortes de gloire! C'est le vœu sincère de votre admirateur, qui malheureusement ne vit point dans vos états, d'un esprit pénétré de la grandeur du vôtre & d'un cœur qui s'intéresse à votre grandeur autant que vous même.

Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire mes très profonds respects &c.