à Paris 8 may [1750]
Mais il ne faut pas tromper son héros. Vous verrez sire un malingre, un mélancolique, à qui votre majesté fera baucoup de plaisir et qui ne vous en fera guères. Mon imagination jouira de la vôtre. Ayez la bonté de vous attendre à tout donner sans rien recevoir. Je suis réellement dans un très triste état. Darnaud peut vous en avoir rendu compte. Mais enfin vous savez que j'aime cent fois mieux mourir auprès de vous qu'ailleurs. Il y a encor une autre difficulté. Je vais parler non pas au roy mais à l'homme qui entre dans le détail des misères humaines. Je suis riche, et même très riche pour un homme de lettres. J'ay ce qu'on apelle à Paris, monté une maison, où je vis en philosofe avec ma famille et mes amis. Voylà ma situation. Malgré cela il m'est impossible de faire actuellement une dépense extraordinaire, premièrement parce qu'il m'en a baucoup coûté pour établir mon petit ménage, en second lieu parce que les affaires de madame du Chastelet, mêlées avec ma fortune, m'ont coûté encor davantage. Mettez je vous en prie selon votre coutume philosofique la majesté à part, et souffrez que je vous dise que je ne veux pas vous être à charge. Je ne peux ny avoir un bon carosse de voiage, ny partir avec les secours nécessaires à un malade, ny pourvoir à mon ménage pendant mon absence, etc. à moins de quatre mille écus d'Allemagne. Si Metra, un des marchands correspondants de Berlin, veut me les avancer, je luy feray une obligation et le rembourseray sur la partie de mon bien la plus claire qu'on liquide actuellement. Cela est peutêtre ridicule à proposer, mais je peux assurer votre majesté que cet arrangement ne me gênera point. Vous n'auriez sire qu'à faire dire un mot à Berlin au correspondant de Métra ou de quelque autre banquier résident à Paris. Cela seroit fait à la réception de la lettre, et quatre jours après je partirois. Mon corps auroit beau soufrir, mon âme le fera bien aller et cette âme qui est à vous seroit heureuse. Je vous ay parlé naivement et je suplie le philosofe de dire au monarque qu'il ne s'en fâche pas. En un mot je suis prest, et si vous daignez m'aimer, je quitte tout, je pars et je voudrois partir pour passer ma vie à vos pieds.
V.