1751-02-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Votre majesté joint à ses grands talents celuy de connaître les hommes.
Mais pour moy je ne comprends pas comment, dans une retraitte (royale à la vérité mais encor plus philosofique), dans la quelle on n'a rien à se disputer, et qui devroit être l'azile de la paix, Le diable peut encor semer sa zizanie. Pourquoy souleva t'on Darnaud contre moy? pourquoy le rendit on méchant? pourquoy corrompit on mon secrétaire? pourquoy m'a t'on attaqué auprès de vous par les raports les plus bas et par les détails les plus vils? pourquoy vous fit on dire dès le 29 novembre que j'avois acheté pour 80 mil écus de billets de la Stere, tandis que je n'en ay jamais eu un seul, et qu'ayant été publiquement sollicité par le juif Hirshell d'en prendre comme les autres, et ayant consulté le sr Kirkeisen sur la nature de ces effets, j'avois dès le 24 novembre révoqué mes lettres de change, et deffendu à Hirshell de prendre pour moy un seul billet en question? pourquoy dicta t'on à Hirschell une lettre calomnieuse adressée à votre majesté, lettre dont tous les points sont reconnus autant de mensonges par un jugement autentique? pourquoy osa t'on dire à votre majesté que l'arrest nécessaire de la personne de ce juif, arrest sans le quel j'aurois perdu x mil écus de lettres de change, arrest fait selon toutes les règles, étoit contre touttes les règles? Pardon sire; que votre grand cœur me permette de continuer. Pourquoy poursuivre ainsi auprès de vous, un malheureux étranger, un malade, un solitaire qui n'est icy que pour vous seul, à qui vous tenez lieu de tout sur la terre, qui a renoncé à tout pour vous entendre, et pour vous lire, que son cœur seul a conduit à vos pieds, qui n'a jamais dit un seul mot qui pût blesser personne, et qui malgré ce qu'il a essuié, ne se plaindra de personne? pourquoy m'avoit on prédit ces persécutions, prédictions que vous avez lues, et que votre bonté me promit de détourner et de rendre inutiles? pourquoy a t'on forcé Dargens de partir? pourquoy m'a t'on accablé si cruellement? Voylà je vous le jure un problème que je ne peux résoudre.

Ce procez que j'ay eu, que j'ay gagné dans tous ses points, n'ai-je pas tout tenté pour ne le point avoir? On m'a forcé à le soutenir, sans quoy j'étois volé de treize mille écus, tandis que je soutiens depuis huit mois à Paris la dépense d'une grosse maison, et que par le désordre où j'ay laissé mes affaires comptant passer deux moisà vos pieds, je soufre depuis cinq mois sans le dire, la saisie de tous mes revenus à Paris.

Cependant on m'a fait passer auprès de votre majesté pour un homme bassement intéressé. Voylà pourquoy sire j'avois prié Darget de se jetter pour moy à vos pieds et de vous supplier de supprimer ma pension, non pas assurément pour rejetter vos bienfaits dont je suis pénétré, mais pour convaincre votre majesté qu'elle est mon unique objet. Sui-je venu chercher icy de l'éclat, de la grandeur, du crédit? Je voulois vivre dans une solitude, et admirer quelquefois votre personne et vos ouvrages, travailler, soufrir patiement les maux où la nature me condamne et attendre doucement la mort. Voylà ce que je désire encore. Je ne seray pas plus solitaire auprès de Potsdam que dans votre palais de Berlin. Si Darget vous a parlé des prières que j'osois vous faire pour cet arrangement, je vous suplie sire de les oublier, et de me pardonner les propositions que j'avois hazardées. Je vivray très bien auprès de Potsdam avec ce que votre majesté daigne m'acorder. J'y resterai sous le bon plaisir de votre majesté jusqu'au printemps, et alors j'iray faire un tour à Paris pour mettre un ordre certain pour jamais dans mes affaires. J'ose me flatter que l'assurance de ne pas déplaire à un grand homme pour qui seul je vis, je sens et je pense, adoucira la maladie dont je suis tourmenté, la quelle demande du repos, et surtout la paix de l'âme sans quoy la vie est un supplice. Permettez moy donc sire d'aller m'établir au marquisat, jusqu'au printemps. J'iray dans quelques jours dès que la lie du procez sera bue, et que tout sera fini. Voylà la grâce que je suplie votre majesté de daigner faire à un homme qui voudroit passer à vos pieds le peu de jours qui luy restent.

J'avois sire minuté cette lettre, pour la transcrire d'une manière plus respectueuse, mais mes souffrances ne me permettent pas de la recommencer, et j'espère que votre majesté aura assez de compassion de mon accablement, pour daigner recevoir ma lettre avec bonté dans l'état où je la luy présente avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.

V.