1751-05-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Si je ne suis pas court, pardonnez moy.

Hier le fidèle Darget m'aprit avec douleur qu'on parloit dans Paris de votre poème. Je viens de luy montrer les 18 lettres que je reçus hier. Elles sont de Cadix. Il n'y est pas question de vers.

Permettez que je montre à votre majesté les 6 dernières lettres de ma nièce, l'unique personne avec qui je suis en correspondance. Elles sont touttes six numérotées de sa main. Elle me parle avec confiance de vous et de tout. Si je luy avois écrit un mot du poème elle en parleroit. Je ne luy ay pas même envoyé l'énigme que j'avois faitte et que je vous ay montrée, de peur qu'elle ne la devinât.

Ce ne sont pas les confidents de vos admirables amusements qui en parlent. Je réponds de Darget et de moy.

Daignez jetter les yeux sur les endroits souslignez de ces lettres où il est question de votre majesté, de Dargens, de Potsdam, de Dammon etc.. Votre majesté n'y perdra rien. Elle verra mon innocence, mes sentiments et mes desseins.

Il y a onze mois que je suis party, je comptois en passer deux à vos pieds.

Je peux avoir en France un privilège d'imprimer le siècle de Louis 14. Je suis prest à L'imprimer à Berlin si cela vous fait plaisir, et je le demande à votre majesté.

Je ne vous flatte pas (que je sache) et vous savez par mes hardiesses sur vos beaux ouvrages si j'aime et si je dis la vérité. Je vous admire comme le plus grand homme de L'Europe, et j'ose vous chérir comme le plus aimable. Ne croyez pas que je sois icy pour une troisième raison.

Vous savez que je suis sensible. Soyez sûr que je le suis avec entousiasme à touttes vos bontez, et que votre personne fait le bonheur de ma vie.

Après vous j'aime le travail et la retraitte. Qui que ce soit icy ne se plaint de moy. Je demande à votre majesté une grâce pour ne point altérer ce bonheur que je luy dois, c'est de ne me point chasser de l'apartement qu'elle a daigné me donner à Berlin jusqu'à mon voiage à Paris.

Si j'en sortois on mettroit dans les gazettes que votre majesté m'a chassé de chez elle, que je suis mal avec elle, et ce seroit une nouvelle amertume, un nouvau procez, une nouvelle justification aux yeux de L'Europe qui a les yeux fixez sur vos moindres démarches … et sur les miennes parce que je vous aproche. J'en sortirai dès qu'il viendra quelque prince dont il faudra loger la suitte et alors la chose sera honnête.

J'ay eu le malheur d'être traitté par Chazot comme le curé de Mekelbourg. On a dit alors que votre majesté ne soufriroit plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n'ay pas proféré la moindre plainte contre Chazot. Je ne me plaindrai jamais de luy ny de quiconque a pu l'aigrir. J'oublie tout, je vis tranquille; je soufre mes maladies avec patience, et je suis trop heureux auprès de vous.

Si votre majesté vouloit seulement s'informer du comte de Rotembourg et de M. Jarrige comment je me suis conduit dans l'affaire d'Hirshell, elle verroit que j'ay agi en homme digne de sa protection, et digne d'être venu auprès de luy.

Mon nom ira peutêtre à la suitte du vôtre à la postérité, comme celuy de l'affranchi de Ciceron. J'espère qu'en attendant, le Ciceron, l'Horace le Marc Aurele de l'Allemagne, me fera achever ma vie en l'admirant et en le bénissant.

V.

Je suplie votre majesté de daigner me renvoyer ces lettres.