à Brunswik 16 octb 1743
J'ay reçu dans mes courses la lettre où mon cher aplatisseur de ce globe daigne se souvenir de moy avec tant d'amitié.
Est il possible que je ne vous auray jamais vu que comme un météore toujours brillant et toujours fuyant de moi? n'aurai-je pas la consolation de vous embrasser à Paris? J'ay fait vos compliments à vos amis de Berlin, c'est à dire à toutte la cour, et particulièrement à M. de Valory. Vous êtes là comme ailleurs, aimé et regretté; on m'a mené à l'académie de Berlin, où le médecin Eller a fait des expériences par les quelles il croit faire croire qu'il change l'eau en air élastique. Mais j'ay été encor plus frappé de l'opéra de Titus, qui est un chef d'œuvre de musique. C'est sans vanité une galanterie que le Roy m'a faitte, ou plutôt à luy; il a voulu que je L'admirasse dans sa gloire. Sa salle d'opéra est la plus belle de L'Europe. Charlottembourg est un séjour délicieux, Federic en fait les honneurs et le roy n'en sait rien. Le roy n'a pas encor fait tout ce qu'il vouloit, mais sa cour, quand il veut bien avoir une cour, respire la magnificence et le plaisir. On vit à Potsdam comme dans le châtau d'un seigneur français qui a de l'esprit, en dépit du grand bataillon des gardes, qui me paroît le plus terrible bataillon de ce monde. Jordan ressemble toujours à Ragotin, mais c'est Ragotin bon garçon et discret avec seize cent écus d'Allemagne de pension. Dargens est chambellan avec une clef d'or à sa poche, et cent louis dedans payez par mois. Chazot, ce Chazot que vous avez vu maudissant la destinée, doit la bénir; il est major, et a un gros escadron qui luy vaut environ seize mille livres au moins par an. Il l'a bien mérité, ayant sauvé le bagage du roi à la dernière bataille. Je pourois dans ma sphère pacifique jouir aussi des bontez du roy de Prusse, mais vous savez qu'une plus grande souveraine, nomée madame du Chatelet, me rapelle à Paris. Je suis comme ces grecs qui renonçoient à la cour du grand roy pour venir être honnis par le peuple d'Athenes.
J'ay passé quelques jours à Bareith. Son altesse royale m'a bien parlé de vous. Bareith est une retraitte délicieuse où on jouit de tout ce qu'une cour a d'agréable sans les incommoditez de la grandeur. Brunswik où je suis a une autre espèce de charmes. C'est un voiage céleste où je passe de planette en planette pour revoir enfin ce tumultueux Paris où je seray très malheureux si je ne vois pas l'unique Maupertuis que j'admire et que j'aime pour toutte ma vie.
V.