1749-11-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

J'ay reçu presque à la fois trois lettres de votre majesté, l'une du io septembre venue par Francfort, adressée de Francfort à Lunéville, renvoyée à Paris, à Cirey, à Lunéville, et enfin à Paris, pendant que j'étois à la campagne dans la plus profonde retraitte.
Les deux autres me parvinrent avant hier par la voie de M. Chambrier qui est encor je crois à Fontainebleau.

Hélas sire si la première de ces lettres avoit pu me parvenir dans l'excez de ma douleur, au temps où je devrois l'avoir reçue je n'aurois quitté que pour vous cette funeste Lorraine; je serois party pour me jetter à vos pieds, je serois venu me cacher dans un petit coin de Postdam ou de Sans Soucy, tout mourant que j'étois, j'aurois assurément fait ce voiage. J'aurois retrouvé des forces. J'aurois même des raisons que vous devinez bien pour aimer mieux mourir dans vos états que dans le pays où je suis né.

Qu'est il arrivé? Votre silence m'a fait croire que ma demande vous avoit déplu, que vous n'aviez réellement aucune bonté pour moy, que vous aviez pris ce que je vous proposois pour une défaite, et pour une envie déterminée de rester auprès du roy Stanislas. Sa cour où j'ay vu mourir madame du Chastellet d'une manière cent fois plus funeste que vous ne pouvez le croire, étoit devenue pour moy un séjour afreux malgré mon tendre attachement pour ce bon prince, et malgré ses extrêmes bontez. Je suis donc revenu à Paris, j'ay rassemblé autour de moy ma famille, j'ay pris une maison, et je me suis trouvé père de famille sans avoir d'enfans. Je me suis fait ainsi dans ma douleur un établissement honorable et tranquile, et je passe l'hiver dans ces arrangements et dans celuy de mes affaires qui étoient mêlées avec celles de la personne que la mort ne devoit pas enlever avant moy. Mais puisque vous daignez m'aimer encor un peu, votre majesté peut être très sûre que j'iray me jetter à ses pieds l'été prochain si je suis en vie. Je n'ay plus besoin actuellement de prétexte, je n'ay besoin que de la continuation de vos bontez. J'iray passer huit jours auprès du roy Stanislas, c'est un devoir que je dois remplir, et le reste sera à votre majesté. Soyez je vous en conjure bien persuadé que je n'avois imaginé ce chifon noir que parce qu'alors le roy Stanislas n'auroit pas soufert que je le quitasse. Je croiois que vous aviez fait cette grâce à m. de Maupertuis. Il est encor très vray, et je vous le répète, et ce n'est point une tracasserie, que le bruit avoit couru à mon dernier voiage à votre cour, que vous m'aviez retiré vos bonnes grâces. Je ne disois pas à votre majesté que mr Dargens avoit écrit contre moy, je vous disois et je vous dis encor, que dans un certain livre de morale dont le titre m'a échapé, et qui est rempli de portraits, il avoit relevé ce bruit dont je vous parle. Je luy ay même cité dans la lettre que je luy ay écritte l'endroit où il parle de moy. Il doit s'en souvenir. C'est après le portrait D'Orcan qu'il dépeint comme un courtisan dangereux par sa langue; il me fait paraître sous le nom d'Euripide. Il dit qu'Euripide arrive à la cour d'un grand roy, qu'il y est d'abord bien reçu, mais que bientôt le roi se dégoûte, qu'alors les courtisans comme de raison le déchirent. Que faut il, ajoute t'il, pour que la cour dise du bien d'Euripide? qu'il revienne et que le roy jette un coup d'œil sur luy.

Voylà à peu près les paroles de son livre qu'il m'envoya luy même. Voylà ce que j'ay en dernier lieu remis dans sa mémoire, et ce que j'ay mandé à votre majesté. J'étois bien loin d'écrire et de penser qu'il eût écrit pour m'offenser. Encor une fois sire, je vous disois qu'il avoit relevé le bruit qui couroit que j'étois mal auprès de vous. C'est ce que j'affirme encor, non pas assurément pour me plaindre de luy que j'aime tendrement, mais pour faire voir à votre majesté que j'avois besoin d'une marque publique de votre bonté pour moy, si vous vouliez que je parusse dans votre cour.

Voylà bien des paroles. Mais il faut s'entendre, et ne rien laisser en arrière à ceux à qui on veut plaire, dût on les fatiguer.

Vous avez bien raison sire de me dire que je suis fait pour être volé, car on m'a volé Sémiramis, et cette petite comédie de Nanine, dont on avoit parlé à votre majesté. On les a imprimées, de toutes manière, à mes dépens, pleines de fautes absurdes, et de sottises baucoup plus fortes que celles dont je suis capable. Je compte dans quatre ou cinq jours envoyer à votre majesté les véritables éditions que je fais faire.

Je vais faire aussi transcrire Catilina, ou plutôt Rome sauvée; car ce monstre de Catilina ne mérite pas d'être le héros d'une tragédie, mais Cicéron mérite de l'être.

Voicy en attendant la réponseà votre objection grammaticale.

J'attends de votre plume d'autres présents, et je me flatte que la cargaison que vous recevrez de moy incessamment m'en attirera une de votre part. J'auray l'honneur de faire ce petit commerce cet hiver, et je crois sire sauf respect, que vous et moy nous sommes dans l'Europe les deux seuls négociants de cette espèce. Je viendray ensuitte revoir nos comptes, disserter, parler grammaire et poésie. Je vous aporteray la grammaire raisonnée de made du Chastellet, et ce que je pouray rassembler de son Virgile. En un mot je viendray mes poches pleines, et je trouveray vos portefeuilles bien garnis. Je me fais de ces moments là une idée délicieuse, mais c'est à la condition expresse, que vous daignerez m'aimer un peu. Car sans cela je meurs à Paris.

V.