1749-10-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Je viens de faire un effort dans l'état affreux où je suis pour écrire à monsieur d'Argens.
J'en feray bien un autre pour me mettre aux pieds de votre majesté.

J'ay perdu un amy de vingtcinq années, un grand homme qui n'avoit de défaut que d'être femme, et que tout Paris regrette et honore. On ne luy a pas peutêtre rendu justice pendant sa vie, et vous n'avez peutêtre pas jugé d'elle comme vous auriez fait si elle avoit eu l'honneur d'être conue de votre majesté. Mais une femme qui a été capable de traduire Neuton et Virgile, et qui avoit touttes les vertus d'un honnête homme aura sans doute part à vos regrets.

L'état où je suis depuis un mois ne me laisse guères d'espérance de vous revoir jamais, mais je vous diray hardiment que si vous connaissiez mieux mon cœur, vous pouriez avoir aussi la bonté de regretter un homme qui certainement dans votre majesté n'avoit aimé que votre personne.

Vous êtes roy, et par conséquent vous êtes acoutumé à vous défier des hommes. Vous avez pensé par ma dernière lettre, ou que je cherchois une défaitte pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchois un prétexte pour vous demander une légère faveur. Encor une fois vous ne me connaissez pas. Je vous ay dit la vérité, et la vérité la plus connue à Lunéville. Le roy de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je vous conjure sire de sa part et en son nom de permettre une nouvelle édition de l'Antimachiavel où l'on adoucira ce que vous avez dit de Charles douze et de luy. Il vous en sera très obligé. C'est le meilleur prince qui soit au monde, c'est le plus passioné de vos admirateurs et j'ose croire que votre majesté aura cette condescendance pour sa sensibilité qui est extrême.

Il est encor très vray que je n'aurois jamais pu le quitter pour venir vous faire ma cour dans le temps que vous l'affligiez et qu'il se plaignoit de vous. J'imaginay le moyen que je proposai à votre majesté. Je crus et je crois encore ce moyen très décent et très convenable. J'ajoute encor que j'aurois dû attendre que votre majesté daignast me prévenir elle même sur la chose dont je prenois la liberté de luy parler. Cette faveur étoit d'autant plus à sa place que j'ose vous répéter encor ce que je mande à monsieur d'Argens. Ouy sire mr d'Argens a constaté, a relevé le bruit qui a couru que vous me retiriez vos bonnes gráces. Ouy, il l'a imprimé. Je vous ay allégué cette raison, qu'il auroit dû apuyer luy même. Il devoit vous dire: 'Sire rien n'est plus vray, ce bruit a couru, j'en ay parlé; voylà l'endroit de mon livre où je l'ay dit; et il sera digne de la bonté de votre majesté de faire cesser ce bruit en apellant, pour quelque temps à votre cour un homme qui m'aime et qui vous adore, et en l'honorant d'une marque de votre protection.'

Mais au lieu de lire attentivement l'endroit de ma lettre à v. m., où je le citois, au lieu de prendre cette occasion de m'apeler auprès de vous, il me fait un quiproquo où l'on n'entend rien, il me parle de libelles, de querelles d'autheur, il dit que je me suis plaint à v. m. qu'il ait dit de moy des choses injurieuses, en un mot il se trompe et il me gronde et il a tort, car il sait bien, ce que je vous ay dit dans ma lettre, que je l'aime de tout mon cœur.

Mais vous, sire, avez vous raison avec moy? Vous êtes un très grand roy, vous avez donné la paix dans Dresde, votre nom sera grand dans tous les siècles, mais toutte votre gloire et toute votre puissance ne vous mettent pas en droit d'affliger un cœur qui est tout à vous. Quand je me porterois aussi bien que je me porte mal, quand je serois à dix lieues de vos états je ne ferois pas un pas pour aller à la cour d'un grand homme qui ne m'aimeroit point, et qui ne m'enverroit chercher que comme un souverain. Mais si vous me connaissiez et si vous aviez pour moy une vraye bonté, j'irois me mettre à vos pieds à Péquin. Je suis sensible sire, et je ne suis que cela. J'ay peutêtre deux jours à vivre, je les passerai à vous admirer, mais à déplorer l'injustice que vous faittes à une âme qui étoit si dévouée à la vôtre, et qui vous aime toujours, comme M. de Fenelon aimoit dieu, pour luy même. Il ne faut pas que Dieu rebutte celuy qui luy offre un encens si rare.

V.

Croyez encor s'il vous plaît que je n'ay pas besoin des petites vanitez, et que je ne cherchois que vous seul.