à Cirey ce 26 janvier 1749
Sire,
Je reçois enfin le paquet dont votre Majesté m'a honoré du 28 novembre.
Un maudit courier, qui s'étoit chargé de ce paquet enfermé très mal à propos, dans une boete adressée à madame du Chastellet, l'avoit porté à Strasbourg et de là dans la ville de Troye où j'ay été obligé de l'envoyer chercher.
On revient toujours à ses goûts, vous faites des vers quand vous n'avez plus de batailles à donner. Je croiois que vous étiez mis tout entier à la prose.
Vous donnez sur les oreilles aux autrichiens et aux sexons, vous donnez la paix dans Dresde, vous aprofondissez la métafisique, vous écrivez les mémoires d'un siècle dont vous êtes le premier homme, et enfin vous faites des vers et vous en faittes plus que moy qui n'en peux plus, et qui laisse là le métier.
Je n'ay point encor vu ceux dont votre majesté a régalé monsieur de Maurepas, mais j'en avois déjà vu quelques uns de L'épître à Votre président des XX, et des beaux arts.
avoit déjà fait fortune. Nos connaisseurs disent voylà qui est du bon ton, du ton de la bonne compagnie. Car sire vous seriez cent fois plus héros, nos beaux esprits, nos belles dames vous sauront gré surtout d'être du bon ton. Alexandre sans cela n'auroit pas réussi dans Athenes ny votre majesté dans Paris.
L'épître sur la vanité et sur l'intérest m'a fait encor plus de plaisir que ce bon ton et que la légèreté des grâces d'une épître familière. Le portrait de l'insulaire
est un morceau de la plus grande force et de la plus grande bauté. Ce ne sont pas là des portraits de fantaisie. Tous les travers de notre pauvre espèce sont d'ailleurs très bien touchez dans cette épître.
Je croirois volontiers que L'ode sur la guerre est de quelque pauvre citoyen, bon poète d'ailleurs, lassé de payer le dixième, et le dixième du dixième, et de voir ravager sa terre pour les querelles des rois. Point du tout, elle est du roy qui a commencé la noise, elle est de celuy qui a gagné les armes à la main une province et cinq batailles. Sire votre majesté fait de beaux vers mais elle se moque du monde.
Touttes fois qui sait si vous ne pensez pas réellement tout cela quand vous l'écrivez? Il se peut très bien faire que l'humanité vous parle dans le même cabinet où la politique et la gloire ont signé des ordres pour assembler des armées. On est animé aujourduy par la passion des héros. Demain on pense en philosofe. Tout cela s'acorde à merveille selon que les ressorts de la machine pensante sont montez. C'est une preuve de ce que vous daignâtes m'écrire il y a dix ans sur la liberté. J'ay relu icy ce petit morceau très philosofique. Il fait trembler. Plus j'y pense plus je reviens à l'avis de votre majesté. J'avois grande envie que nous fussions libres. J'ay fait tout ce que j'ay pu pour le croire. L'expérience et la raison me convainquent que nous sommes des machines faites pour aller un certain temps, et comme il plaît à dieu.
Remerciez la nature de la façon dont votre machine est construitte, et de ce qu'elle a été montée pour écrire l'épître à Hermotime.
Personne en France n'a jamais fait de meilleurs vers que ceux là. Boyleau les auroit adoptez. Et il y en a baucoup de cette force, de cette clarté et de cette élégance harmonieuse dans votre épître à Hermotime. Votre majesté a déjà peutêtre lu Catilina, elle peut voir si nos académiciens écrivent aussi purement qu'elle.
Sire grand mercy de ce que dans votre Ode sur votre académie, vous daignez aux chuttes des strophes employer la mesure des trois petits vers de trois pieds ou de six sillabes. Je croiois être le seul qui m'en étois servi. Vous la consacrez. Il y a peu de mesures à mon gré aussi harmonieuses, mais, aussi il y a peu d'oreilles qui sentent ces délicatesses. Votre géomètre borgne dont votre majesté parle n'en sait rien. Nous sommes dans le monde un petit nombre d'adeptes qui nous y connaissons, le reste n'en sait pas plus qu'un géomètre suisse. Il faudrait que tous les adeptes fussent à votre cour.
J'avois en quelque sorte prévenu la lettre de votre majesté, en luy parlant de la cour de Lorraine, où j'ay passé quelques mois entre le roy Stanislas, et son apoticaire, personage plus nécessaire pour moy que son auguste maître, fût il souverain dans la cohue de Varsovie.
Vous daignez sire vouloir que je sois assez heureux pour vous venir faire ma cour? Moy! voiager pendant l'hiver dans l'état où je suis? Plût à dieu, mais mon cœur et mon corps ne sont pas de la même espèce. Et puis, sire, pourez vous me soufrir? J'ay eu une maladie qui m'a rendu sourd d'une oreille, et qui m'a fait perdre mes dents. Les eaux de Plombiere m'ont laissé languissant. Voylà un plaisant cadavre à transporter à Postdam? et à passer à travers vos gardes! Je vais me tapir à Paris au coin du feu. Le roy mon maître a la bonté de me dispenser de tout service. Si je me raccomode un peu cet hiver, il seroit bien doux de venir me mettre à vos pieds dans le commencement de l'été. Ce seroit pour moy un rajeunissement mais doi-je l'espérer? Il me reste un soufle de vie, et ce soufle est à vous. Mais je voudrois venir à Berlin avec Mr de Sechelles que votre majesté conoît. Elle en croiroit peutêtre plus un intendant d'armée qui parle gras, et qui m'a rendu le service de faire arrêter à Bruxelles la nommée des Vignes la quelle étoit encor saisie de tous les papiers qu'elle avoit volez à madame du Chatellet et dont elle avoit fait déjà marché avec les coquins de libraires d'Amsterdam. Votre majesté pouroit très aisément s'en informer. Je vous avoue sire que j'ay été très affligé que vous ayez soupçonné que j'eusse pu rien déguiser. Mais si les libraires d'Amsterdam sont des fripons à pendre, le grand Federic après tout doit il être fâché qu'on sache dans la postérité qu'il m'honoroit de ses bontez?
Pour moy sire, je voudrois n'avoir jamais rien fait imprimer, je voudrois n'avoir écrit que pour vous, avoir passé tous mes jours à votre cour, et passer encor le reste de ma vie à vous admirer de près. J'ay fait une très grande sottise de cultiver les lettres pour le public. Il faut mettre cela au rang des vanitez dangereuses dont vous parlez si bien. Et en vérité tout est vanité, hors de passer ses jours auprès d'un homme tel que vous.
Faittes comme il vous plaira, mais mon admiration, mon très profond respect, mon tendre attachement ne finiront qu'avec ma vie.
V.