[c. 5 April 1767]
Sire,
Je ne sais plus quand les chiens qui se battent pour un os et à qui on donne cent coups de bâtons comme le dit très bien votre majesté, pouront aller demander un chenil dans vos états.
Tous ces petits dogues là, accoutumés à japer sur leurs paliers deviennent indécis de jour en jour. Je crois qu'il y a deux familles qui partent incessamment mais je ne puis parler aux autres, la communication étant interditte par un cordon de troupes dont on vante déjà les conquêtes. On nous a pris plus de douze pintes de lait et plus de quatre paires de pigeons. Si cela continue la campagne sera extrêmement glorieuse. Ce ne sont pourtant pas les malheurs de la guerre qui me font regretter le tems que j'ai passé auprès de votre majesté. Je ne me consolerai jamais du malheur qui me fait achever ma vie loin de vous. Je suis heureux autant qu'on peut l'être dans ma situation, mais je suis loin du seul prince véritablement philosophe. Je sçais fort bien qu'il y a baucoup de souverains qui pensent comme vous, mais où est celuy qui pourait faire la préface de cette histoire de l'église? où est celuy qui a l'âme assez forte et le coup d'œil assez juste pour oser voir et dire qu'on peut très bien régner sans le lâche secours d'une secte? où est le prince assez instruit pour savoir que depuis dixsept cent ans la secte chrétienne n'a jamais fait que du mal? Vous avez vu sur cette matière bien des écrits aux quels il n'y a rien à répondre. Ils sont peutêtre un peu trop longs, ils se répètent peutêtre quelquefois les uns les autres. Je ne condamne pas touttes ces répétitions, ce sont les coups du martau qui enfoncent le clou dont on perce la tête du fanatisme, mais il me semble qu'on pourait faire un excellent receuil de tous ces livres, en élaguant quelques superfluités, et en resserrant les preuves. Je me suis long temps flatté qu'une petite colonie de gens savants et sages viendrait se consacrer dans vos états à éclairer le genre humain. Mille obstacles à ce dessein s'accumulent tous les jours.
Si j'étais moins vieux, si j'avais de la santé je quitterais sans regret le châtau que j'ay bâti, et les arbres que j'ay plantés pour venir achever ma vie dans le pays de Cleves avec deux ou trois philosophes, et pour consacrer mes derniers jours sous votre protection à l'impression de quelques livres utiles.
Mais sire ne pouvez vous pas sans vous compromettre faire encourager quelque libraire de Berlin à les réimprimer tous, et à les faire débiter dans l'Europe à un prix qui en rende la vente facile? Ce serait un amusement pour votre majesté et ceux qui travailleraient à cette bonne œuvre en seraient récompensez dans ce monde plus que dans l'autre.
Comme j'allais continuer à vous demander cette grâce je reçois la lettre dont votre majesté m'honore du 24 mars. Elle a bien raison de dire que l'infâme ne sera jamais détruitte par les armes, car il faudrait alors combattre pour une autre superstition qui ne serait reçue qu'en cas qu'elle fût plus abominable. Les armes peuvent détrôner un pape, déposséder un Electeur ecclésiastique mais non pas détrôner l'imposture.
Je ne conçois pas comment vous n'avez pas eu quelque bon évêché pour les frais de la guerre par le dernier traitté, mais je sens bien que vous ne détruirez la superstition christicole que par les armes de la raison.
Votre idée de l'attaquer par les moines est d'un grand capitaine. Les moines une fois abolis, l'erreur est exposée au mépris universel. On écrit baucoup en France sur cette matière, tout le monde en parle. Les bénédictins eux mêmes ont été si honteux de porter une robe couverte d'opprobre qu'ils ont présenté une requête au Roy de France pour être sécularisés. Mais on n'a pas cru cette grande affaire assez mûre. On n'est pas assez hardi en France et les dévots ont encor du crédit.
Voicy un petit imprimé qui m'est tombé sous la main. Il n'est pas long, mais il dit beaucoup. Il faut attaquer le monstre par les oreilles comme à la gorge.
J'ay chez moy un jeune homme nommé mr de la Harpe qui cultive les lettres avec succès. Il a fait une épître d'un moine au fondateur de la Trappe qui me paraît excellente. J'aurai l'honneur de l'envoier à votre majesté par le premier ordinaire. Je ne crois pas qu'on le condamne à être disloqué et brûlé à petit feu comme cet infortuné qui est à Vezel et que je sçais être un très bon sujet. Je remercie votre majesté au nom de la raison et de la bienfaisance de la protection qu'elle accorde à cette victime du fanatisme de nos druides.
Les Scites sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plustôt les petits cantons suisses et un marquis français que les Scites et un prince persan. Tiriot aura l'honneur d'envoier de Paris cette rapsodie à votre majesté.
Je suis toujours fâché de mourir hors de vos états. Que votre majesté daigne me conserver quelque souvenir pour ma consolation.