9e févr: 1767, à Ferney
Aiant été mort, Monseigneur, et enterré environ cinq semaines dans les horribles glaces des Alpes et du mont Jura, il a fallu attendre que je fusse un peu réssuscité pour remercier vôtre Eminence de ce qu'elle aime toujours ce que vous savez, c'est à dire les belles Lettres, et même les vers, et qu'elle daigne aussi aimer un peu ce bon vieillard qui achêve sa carrière
Je vous réponds qu'il a profité de vos bons avis autant que ses forces ont pu le lui permettre. Je crois que je dois dire à présent
N'êtes vous pas bien content du discours de vôtre nouveau confrère mr Thomas? Son prédécesseur Hardion n'en aurait pas autant fait.
J'ai chez moi mr De Laharpe qui est haut comme Ragotin, mais qui a bien du talent en prose et en vers. Je corromps la jeunesse tant que je puis. Il a fait un discours sur la guerre et sur la paix qui a remporté le prix d'une voix Unanime. Si vôtre Eminence ne l'a pas lu elle devrait bien le faire venir de Paris; elle verrait qu'on glâne encor dans ce siècle après la moisson du Siècle de Louïs 14. Nous cultivons icy les Lettres au son du tambour, nous fesons une guerre plus heureuse que la dernière; Le quartier général est souvent chez moi. Nous avons déjà conquis plus de six pintes de Lait que nos païsannes allaient vendre à Genêve. Nos dragons leur ont pris leur lait avec un courage invincible, et comme il ne faut pas épargner son propre païs quand il s'agit de faire trembler le païs ennemi, nous avons été à la veille de mourir de faim.
Aiez la bonté de faire dire quelques prières dans vôtre diocèse pour le succez de nos armes; car nous combattons les hérétiques, et je haïs ces maudits enfans de Calvin qui prétendent avec les jansénistes, que les bonnes œuvres ne valent pas un clou à souflet. Je ne suis point du tout de cet avis. Je voudrais qu'on eût envoié contre ces parpaillots un régiment d'ex-jésuites, au lieu de Dragons.
Tout ce que dit vôtre Eminence sur les prétentions, est d'un homme qui connait bien son siècle, et le ridicule des prétendants. Celà mériterait une bonne épître en vers, et si vous ne la faittes pas il faudra bien que quelque inconnu la fasse, et la Dédie à un homme titré et illustre, sans le nommer. Mais faudra t-il dans cette épître passer sous silence ceux de vos confrères qui font des mandements dans le goût des femmes savantes de Molière, et qui au nom du st esprit éxaminent si un poëte doit écrire dans plusieurs genres ou dans un seul; et si La Mothe et Fontenelle étaient autorisés à trouver des défauts dans Homère? Les femmes petits maîtres pouraient bien aussi trouver leur place dans cette petite Diatribe; on remettrait ainsi tout doucement les choses à leur place. J'avoue que les polissons qui du haut de leur grenier gouvernent le monde avec leur écritoire, sont la plus sotte espèce de tous. Ce sont les dindons de la basse cour qui se rengorgent. Je finis en renouvellant à votre Éminence mon très tendre et profond respect pour le reste de ma vie.
V.