à Paris, 31 Xbre 1749
Et moy aussi sire, je prends la liberté de m'en moquer. Mais quand je travaille pour le public, je parle à l'imagination des hommes, à leurs faiblesses, à leurs passions. Je ne voudrois pas qu'il y eût deux tragédies comme Sémiramis, mais il est bon qu'il y en ait une, et ce n'est pas une petite affaire d'avoir transporté la scène grecque à Paris, et d'avoir forcé un peuple frivole et plaisant à frémir à la vue d'un spectre. Votre majesté sent bien que je pouvois me passer de cette ombre. Rien n'étoit plus aisé, mais j'ay voulu faire voir qu'on peut acoutumer les hommes à tout, et qu'il n'y a que manière de s'y prendre. Vous les acoutumez à des choses plus rares et plus difficiles.
Ce que votre majesté me fait l'honneur de me mander à propos de la petite commémoration que j'ai faitte de nos pauvres officiers tuez et oubliez me ravit en admiration; quoi! vous roy, vous avez eu la même idée, et l'avez exécutée en vers! Vous avez fait ce que faisoit le peuple d'Athenes! Vous valez bien ce peuple à vous tout seul. Il est bien juste qu'un roy qui fait tuer des hommes les regrette, et les célèbre. Mais où sont les monarques qui en usent ainsi? Ils se contentent de faire tuer. Mais vous êtes roy, et homme, homme éloquent, homme sensible, vous redoublez plus que jamais mon extrême envie de vous voir encore avant que ma malheureuse machine se détruise, et cesse pour jamais de vous admirer et de vous aimer. La mort me fait de la peine. On vit trop peu. Je crois que le peu de temps que j'ay à pouvoir aprocher d'un être tel que vous, me fait encor envisager la brièveté de la vie avec plus de chagrin.
Je ne sçais ce que c'est que ces vers dont votre majesté me parle sur la mort de madame du Chastelet. Je n'ay rien vu de ce qu'on a publié pour et contre, dans notre nation frivole. Je me borne à regretter dans la retraitte un grand homme qui portoit des juppes, à respecter sa mémoire, et à ne me point soucier du tout de ses faiblesses de femme.
Voicy un petit recueil où vous trouverez bien des vers corrigez et arondis. On n'a jamais fait avec les vers. Quel métier! Pourquoy faut il qu'il soit le plus inutile de tous et le plus difficile?
Je reprends cette lettre sire que j'avois commencée, il y a quelques jours. Je suis retombé malade. Me voylà à peu près guéri, et je reprends ma lettre. J'avertis votre majesté qu'elle n'aura pas sitôt une certaine Rome sauvée. J'ay baucoup retravaillé cet ouvrage, parce qu'il s'agit de grands hommes que vous connaissez comme si vous aviez vécu avec eux. Quand il s'agit de peindre Rome pour Federic le grand, il y faut un peu d'attention. On va jouer une Electre de ma façon sous le nom d'Oreste. Je ne sçais pas si elle vaudra celle de Crébillon, qui ne vaut pas grand'chose, mais du moins Electre ne sera pas amoureuse, et Oreste ne sera pas galant. Il faut petit à petit défaire le théâtre français des déclarations d'amour, et cesser de peindre Caton galant et Brutus dameret.
J'ay actuellement un petit procez dont je fais votre majesté juge. Madame la duchesse d'Aiguillon croit avoir trouvé un manuscrit du testament Politique du cardinal de Richelieu et un manuscrit autentique. Je crois la chose impossible, parce que je crois impossible que le Cardinal de Richelieu ait écrit ce fatras de puérilitez, de contradictions et de faussetez dont ce testament fourmille. On a estimé cet ouvrage parce qu'on l'a cru d'un grand homme. Voylà comme on juge. J'ose le croire d'un homme au-dessous du médiocre. Si par malheur il étoit du cardinal, à quoy tiennent les réputations? La vôtre sire est en sûreté.
Je souhaitte à votre majesté autant d'années que de gloire. Je luy renouvelle pour l'année 1750 mes respects, mon admiration et mon tendre dévouement.
V.