1749-03-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de votre majesté.
Dans votre première, vous jugez de la conduitte de Catilina avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez bien un vaste royaume, et vous parlez comme un homme qui connoît à fonds les gens qui gouvernoient autrefois le monde, et que Crébillon a défigurez. Vous aimez Radamiste et Electre. J'ay la même passion que vous sire, je regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques malgré leurs défauts, malgré l'amour d'Itis et d'Iaphanasse qui gâtent, et qui refroidissent un des beaux sujets de l'antiquité, malgré L'amour d'Arsame, malgré baucoup de vers qui péchent contre la langue, et contre la poésie. Le tragique et le sublime L'emportent sur tous ces défauts, et qui sait émouvoir sait tout. Il n'en est pas ainsi de sa Sémiramis. Aparemment votre majesté ne l'a pas lue. Cette pièce tomba absolument. Elle mourut dans sa naissance, et n'est jamais ressuscitée. Elle est mal écritte, mal conduitte, et sans intérest. Il me sied mal peutêtre de parler ainsi, et je ne prendrois pas cette liberté s'il y avoit deux avis différents sur cet ouvrage proscrit au téâtre. C'est même parce que cette Semiramis étoit absolument abandonnée, que j'ay osé en composer une. Je me garderois bien de faire Radamiste et Electre.

J'auray l'honneur d'envoyer bientôt à votre majesté ma Sémiramis qu'on rejoue à présent avec un succez dont je dois être content. Vous la trouverez fort différente de l'esquisse que j'eus l'honneur de vous envoyer il y a quelques années. J'ay tâché d'y répandre toutte la terreur du théâtre des grecs, et de changer les Français en Atheniens. Je suis venu à bout de la métamorphose quoy qu'avec peine. Je n'ay guères vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié point de tragédies sire! voylà pourquoy Zaïre et Alzire arrachent toujours des larmes et sont toujours redemandées. La relligion combatue par les passions, est un ressort que j'ay employé, et c'est un des plus grands pour remüer les cœurs des hommes. Sur cent personnes, il se trouve à peine un philosophe, et encor sa philosophie cède à ce charme et à ce préjugé qu'il combat dans le cabinet. Croyez moy sire, tous les discours politiques, tous les profonds raisonements, la grandeur, la fermeté sont peu de chose au téâtre, c'est l'intérest qui fait tout, et sans luy il n'y a rien. Point de succez dans les représentations sans la crainte et la pitié; mais point de succez dans le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours harmonieuse et soutenue de la poésie d'expression. Permettez moy sire de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à Catilina. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n'y en a jamais dix de suitte où il n'y ait des fautes contre la langue ou dans les quels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n'y a certainement point de roy dans le monde qui sente mieux le prix de cette élégance harmonieuse que Federic le grand. Qu'il se ressouvienne des vers où il parle d'Alexandre son devancier, dans une épître morale, et qu'il compare à ces vers, ceux de Catilina. Il verra s'il retrouvera dans l'autheur français le même nombre et la même cadence qui sont dans les vers d'un roy du nord qui m'étonnèrent. Quand je dis qu'il n'y a point de roy qui sente ce mérite comme votre majesté, j'ajoute qu'il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de goust, et aucun autheur qui ait plus d'imagination.

Votre apologie des rois a un autre mérite que celuy de l'imagination. Elle a la profondeur, la vérité et la nouvauté.

J'étois occupé à corriger une ancienne épître sur l'égalité des conditions et je faisois quelques vers précisément sur le même sujet lors que j'ay reçu votre épître à Darget.

J'effleurois en passant ce que vous aprofondissez.

Votre majesté a bien raison de dire que je ne trouveray ny clinquant ny crème fouettée dans cet ouvrage. C'est le chef d'œuvre de la raison. Elle est remplie d'images vraies et bien peintes. Ne me dites pas sire que je vous parle en courtisan. Quand il s'agit de vers je ne connois personne. Je révère comme je le dois, Federic le grand qui a délivré son royaume des procureurs et qui a donné la paix dans Dresde. Mais je parle ici à mon confrère en Apollon.

Je ne suis pas sévère sur la rime, mais je ne peux passer la rime d'ennuis et soucis.

On ne sert du mot desservir que pour une chapelle, un bénéfice. On ne l'employe pas même pour la messe, car on dit servir la messe, et non pas desservir.

Ainsi

les différents emplois
Qui desservent la cour, les finances, les loix,

est une expression vicieuse, mais elle est aisée à corriger.

Et lorsque dans les fers on pense l'enchaîner,
Il s'échappe, et revient hardiment vous braver.

Braver, et enchaîner ne riment pas. Il faudroit captiver. Enchaîner dans des fers, est un pléonasme, enchaîner seul suffit.

On ne dit point faire l'or; on dit faire de l'or, comme on dit cuire du pain, faire du velours, bâtir des maisons, et non cuire le pain, faire le velours, bâtir les maisons, à moins que ce les ne se raporte à quelque chose qui précède ou qui suit. D'ailleurs en vers, il y a toujours plus de mérite à faire entendre les choses connües qu'à les nommer. Moliere par exemple dans le stile même familier, au lieu de faire dire à un de ses personnages

Vous faites de l'or aparemment,

le fait parler ainsi:

Vous avez donc trouvé cette bénite pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre.

Dans un des plus beaux morceaux de cette épître excellente, vous dites la haine embrazée. Ce mot est impropre. La haine peut embrazer des villes, et même des cœurs. Mais la personne de la haine ne peut être embrazée. Elle est ardente, étincelante, implacable, funeste, etc.

Privilégïez est de cinq sillabes, et non de quatre, et c'est un mot dont les sillabes sourdes, et maigres déplaisent à l'oreille. Il ne doit point entrer dans la poésie.

Tout trafic est rompu. On rompt un traitté. On interrompt, on arrête, on ruine, on fait languir un trafic.

D'ailleurs le trafic d'honneur et de droiture est une expression qui veut dire la mauvaise foy; votre intention est de dire, Tout commerce d'honneur est détruit. Or trafic est un terme qui signifie vendre son honneur, et c'est précisément le contraire que vous entendez.

Si vous dites

Tout commerce est détruit d'honneur et de droiture;

ou quelque chose de semblable, cette faute ne subsistera plus.

Un monarque insensible et presque inanimé
D'un marbre dur et blanc doit bien être estimé.

Il semble par cette construction que le monarque, doive être estimé par un marbre dur et blanc. On peut aisément corriger cette faute.

Vous voyez que je ne suis pas si courtisan et que je vous dis la vérité par ce que vous en êtes digne.

C'est avec la même sincérité que je vous diray combien j'admire cette épître, la sagesse qui y règne, le tour aisé et agréable, les vers bien frapez, les transitions heureuses, tout l'art d'un homme éloquent, et toutte la finesse d'un homme dont l'esprit est supérieur.

Vous êtes le seul homme sur la terre qui sachiez employer ainsi votre peu de loisir. C'est Achille qui joue de la flutte en revenant de battre les troyens. Les autrichiens valent bien les trouppes de Troye, et votre lire est bien au dessus de la flutte d'Achille.

Voylà une lettre bien longue pour être adressée à un roy, et pour être écritte par un malade. Mais vous me ranimez un peu, votre génie et vos bontez font sur moy plus d'effet que les pillules de Stall.

J'ay pris la liberté de demander à votre majesté de ces pillules parce qu'elles m'ont fait du bien. Je ne crois que faiblement aux médecins, mais je crois aux remèdes qui m'ont soulagé. Le roy Stanislas me donnoit de bonnes pillules de votre royaume, à Lunéville. Il y a un peu d'insolence à faire de deux rois ses apoticaires, mais ils auront la bonté de me le pardonner.

Si la nature traitte mon individu cet été comme cet hiver, il n'y a pas d'aparence que j'aye la consolation de me mettre encor aux pieds de l'immortel et de l'universel Federic le grand. Mais s'il me reste un soufle de vie je l'employeray à venir luy faire ma cour. Je veux voir encor une fois au moins ce grand homme. Je vous ay aimé tendrement, j'ay été fâché contre vous, je vous ay pardonné, et actuellement je vous aime à la folie. Il n'y a jamais eu de corps si faible que le mien ny d'âme plus sensible. J'ose enfin vous aimer autant que je vous admire.

Une fille, pucelle, ou non pucelle! Vrayment c'est bien là ce qu'il me faut! J'ay besoin de fourure en été, et non de fille. Il me faut un bon lit, mais pour moy tout seul, une seringue et le roy de Prusse.

Je me porte trop mal pour envoyer des vers à votre majesté, mais en voicy qui valent mieux que les miens. Ils sont d'un capitaine dans les gardes du roy Stanislas, ils sont adressez au prince de Bauvau. L'auteur, nommé st Lambert, prend un peu ma tournure, et l'embellit. Il est comme vous sire, il écrit dans mon goust. Vous êtes tous les deux mes élèves en poésie, mais les élèves sont bien supérieurs pour l'esprit au pauvre vieux maître poète.

Songez combien vous devez avoir de bontés pour moy en qualité de mon élève dans la poésie, et de mon maître dans l'art de penser.

V.