[c. 10 January 1749]
Sire,
Le jeune Darnaud qui par ses mœurs et par son esprit paroît digne de servir votre majesté me manda il y a quelque temps que vous aviez daigné vous souvenir du plus ancien serviteur que vous ayez en France, et de l'admirateur le plus passionné que vous ayez en Europe.
Mais je ne suis pas né heureux. Je n'ay point reçu les ordres dont votre majesté m'honoroit. J'étois en Lorraine à la cour du roy Stanislas. Je sçai bien que tous les gens de bon sens demanderont pourquoy je suis à la cour de Lunéville et non pas à celle de Berlin.
Sire c'est que Lunéville est près des eaux de Plumbieres et que je vais là souvent pour faire durer encor quelques jours une malheureuse machine dans la quelle il y a une âme qui est toutte à votre majesté. Je suis revenu de Lunéville à cet ancien Cirey où vous m'avez donné tant de marques de vos bontez; où nous avons vu votre ambassadeur Keiserling, dont nous déplorons la mort et qui vous aimoit si véritablement; où nous avons vos portraits, en toile et en or, et où nous parlons tous les jours des espérances que vous donniez en ce temps là, et que vous avez tant passées depuis. Enfin sire Le courier qui s'étoit chargé de votre paquet ne l'a rendu ny à Lunéville, ny à Cirey. Je le fais chercher partout, et en attendant je vous expose ma douleur. Il n'y a pas d'apparence que le paquet soit perdu. Mais il y a eu tant de contretemps que probablement je ne l'auray de plus de quinze jours.
Soit prose soit vers, je sens bien la perte que j'ai faitte. J'ay apris que votre majesté n'abandonnoit pas tout à fait la poésie, et qu'en se donnant à l'histoire elle se prêtoit encor aux fictions. Vous mettez à vous instruire et à instruire les hommes un temps que d'autres perdent à suivre des chiens qui courent après un renard ou un cerf. Vous avez envoyé à M. de Maurepas des vers charmants. Je vous assure qu'il n'y a aucun de nos ministres qui pût répondre en vers à votre majesté et que tous les conseils des rois de L'Europe pétris ensemble ne pouroient pas seulement vous fournir une ode, à moins que mylord Chesterfield ne fût du conseil d'Angleterre. Encor ne vous donneroit il que des vers anglais dont votre majesté ne se soucie guères. Pour moy sire qui aime passionément vos vers, et qui n'en fais plus guères, je me borne à la prose en qualité de chétif historiografe. Je compte les pauvres gens qu'on a tuez dans la dernière guerre, et je dis toujours vray, à plusieurs milliers près. Je démolis les villes de la barrière hollandaise; je donne une vingtaine de batailles qui m'ennuyent baucoup; et quand tout cela sera fait je n'en feray rien paraître, car pour donner une histoire il faut que les gens qui peuvent vous démentir soient morts. J'ay vu un temps où votre majesté s'amusoit à un pareil ouvrage, mais c'étoit Cesar qui faisoit ses commentaires, et moy je suis un commis de ministre qui extrait dans les bureaux, les archives vraies ou fausses des malheurs, des sottises et des méchancetez de notre siècle. Si votre majesté étoit curieuse de voir le commencement de ma bavarderie historique, j'aurois l'honneur de le luy envoyer en la suppliant très humblement de daigner corriger l'ouvrage, de cette main qui écrit comme elle combat. Les maux continuels aux quels je suis condamné pour ma vie, ne m'ont pas permis d'avancer baucoup ma besogne. L'honneur d'entretenir votre majesté quelques heures me fourniroit plus de lumières que touttes les pancartes de nos ministres. Mais je suis d'une faiblesse inconcevable, et Berlin est loin des eaux chaudes. Je n'ay plus de ressource que dans l'espérance d'un petit voiage de votre majesté aux bains de Charlemagne votre devancier, ou à quelques autres bains où on étouffe de chaud. En ce cas je m'empacqueterois pour avoir encor la consolation de voir Federic le grand avant de mourir, et pour rassasier mes yeux et mes oreilles. Mais on passe sa vie à souhaiter et à faire le contraire de ce qu'on voudroit faire. On peut bien répondre de ses sentiments, mais il n'y a personne qui puisse dire ce qu'il fera demain. La destinée nous mène et se moque de nous. Ma destinée sire sera de vous être attaché jusqu'au dernier soupir de ma vie, et je luy demande de me permettre de pouvoir voir encor le premier des rois et des hommes. Je luy renouvelle mes très profonds respects. Madame du Chastelet y joint les siens.
V.