1774-08-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

J'ay enfin proposé au chancelier de France de faire pour votre officier ce qu'il pourait.
Je lui ai mandé que votre majesté daignait s'intéresser à ce jeune homme qui mérite en effet votre protection par son extrême sagesse et par son application continuelle à tous les devoirs de son état, et surtout par la résolution inébranlable de vous servir toutte sa vie.

Peutêtre les formalitez qui semblent inventées pour retarder les affaires, pouront retenir Morival chez moi ncor quelque temps, mais il se rendra à Vesel au moment que votre majesté l'ordonnera.

Vraiment sire je suis et j'ay toujours été de votre avis. Vous me dites dans votre lettre du 30 juillet, Représentez vous l'ennemi prest à pénétrer aux environs de Ferney, ne regarderez vous pas comme votre sauveur le brave qui deffendrait vos possessions?

J'ay dit en médiocres vers dans la tactique ce que vous dites en très bonne prose.

Eh quoi vous vous plaignez qu'on cherche à vous deffendre
Seriez vous bien content qu'un goth vînt mettre en cendre
Vos arbres, vos moissons, vos granges, vos châteaux?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
Il est n'en doutez point des guerres légitimes, etc.

Vous voiez sire que je pensais absolument comme certain héros du siècle. Madame des Houlieres a dit,

Faute de s'approcher et faute de s'entendre
On est souvent brouillé pour rien.

D'ailleurs les pensées d'un pauvre philosophe enteré au pied des Alpes ne sont pas comme les pensées des maîtres de la terre. Ces philosophes vrais ou prétendus sont sans conséquence, mais vous autres héros et souverains, quand vous avez mis quelque grande idée dans votre cervelle, la destinée des hommes en dépend.

Que je gémisse ou non de voir la patrie d'Homere en proye à des Turcs venus des bords de la mer d'Hircanie, que je vous prie d'avoir la bonté de les chasser, et de mettre des Alcibiades en leur place, il n'en sera ni plus ni moins, et les Turcs n'en sauront rien. Mais qu'il vous prenne envie d'étendre votre puissance vers l'orient ou vers l'occident, alors la chose devient sérieuse, et malheur à qui s'y opposerait.

L'épître à Ninon est réellement du comte de Shouvalow, neveu du Shouvalow dernier amant de l'impératrice Elizabeth. Ce neveu a été élevé à Paris et a d'ailleurs beaucoup d'esprit et beaucoup de goust. On ne s'attendait pas il y a cinquante ans qu'un jour un Russe ferait si bien des vers français, mais il a été prévenu par un roi du nord qui lui a donné de grands exemples.

Je ne connais point la satire intitulée Louis 15 aux champs elisées, et je ne crois pas qu'elle existe.

Il paraît un recueil des lettres de feu mylord Chesterfield à un fils bâtard qu'il aimait comme madame de Sevigné aimait sa fille.

Il est très souvent parlé de vous dans ces lettres. On vous y rend toutte la justice que la postérité vous rendra. Le suffrage du lord Chesterfield a un très grand poids, non seulement parce qu'il était d'une nation qui ne songe guères à flater les rois mais parce que de tous les Anglais c'est peutêtre celui qui a écrit avec le plus de grâces. Son admiration pour vous ne peut être suspecte. Il ne se doutait pas que ses lettres seraient imprimées après sa mort et après celle de son bâtard. On les traduit en français en Hollande, ainsi votre majesté les verra bientôt. Elle lira le seul Anglais qui ait jamais recommandé l'art de plaire comme le premier devoir de la vie.

Je me souviens toujours que ma plus grande passion a été de vous plaire. Elle est actuellement de ne vous pas déplaire. Tout s'affaiblit avec l'âge, plus on sent sa misère plus on est modeste.

votre vieux admirateur V.