1765-11-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Prince Dimitri Mikhailovich Galitzin.

Monsieur,

J'ay trop d'obligations à sa majesté impériale, je lui suis trop respectueusement attaché pour ne l'avoir pas servie autant qu'il a dépendu de moy dans le dessein qu'elle a eu de faire venir dans son empire quelques femmes de Geneve et du pays de Vaux pour enseigner la langue française à de jeunes filles de qualité à Moscou et à Petersbourg.
C'est d'ailleurs un si grand honneur pour notre langue que j'aurais secondé cette entreprise quand même la reconnaissance ne m'en aurait pas imposé le devoir.

Monsieur le comte de Shouvalou a déjà rendu compte à votre excellence de toutte cette affaire, et de la manière dont le petit conseil de Geneve a fait sortir de la ville mr le comte de Bulau, chargé des ordres de l'impératrice.

Je peux assurer à votre Excellence que jamais il n'a été deffendu à aucun Genevois ny à aucune Genevoise d'aller s'établir où bon leur semble. Ce droit naturel est une partie essentielle des droits de cette petite nation dont le gouvernement est démocratique. Il est vray qu'elle ne prétend pas qu'on fasse des recrues chez elle, et Monsieur le duc de Choiseuil même a eu la bonté de soufrir que les capitaines genevois au service de France ne fissent point de recrue à Geneve quoy qu'il fût très en droit de l'éxiger.

Mais il y a une grande différence entre battre la caisse pour enrôler des soldats et accepter les conditions que demandent des femmes maîtresses d'elles mêmes pour aller enseigner la jeunesse. Le petit conseil de Geneve semble je l'avoue ne s'être conduit ny avec raison ny avec justice ny avec le profond respect que doivent des bourgeois de Geneve à votre auguste impératrice. Mais votre excellence sait bien que dans les compagnies ce ne sont pas toujours les plus vertueux et les plus sensez qui prédominent. Il y a quelques magistrats que l'esprit de parti a rendus ridiculement ennemis de la France et de la Russie, et qui faisaient des feux de joye à leurs maisons de campagne lors que nos armes avoient été malheureuses dans le cours de la dernière guerre. Ce sont ces conseillers de ville qui ont forcé les autres à faire à mr de Bullau l'affront intolérable dont Mr le comte de Shouvalow se plaint si justement.

Je ne me mêle en aucune manière des continuelles tracasseries qui divisent cette petite ville et sans avoir la moindre discussion avec personne je me suis borné dans cet éclat à témoigner à m. le comte de Shouvalow et à d'autres mon respect, ma reconaissance et mon attachement pour sa majesté l'impératrice. Ces sentiments gravez dans mon cœur seront toujours la règle de ma conduitte. C'est ce que j'ay écrit en dernier lieu à un ami de M. le duc de Pralin, et c'est une protestation que je renouvelle entre vos mains. Les bontez que vous avez eues pour moy m'y authorisent.

J'ay l'honneur d'être avec respect

Monsieur

de votre Excellence

le.