1762-11-30, de Count Boris Mikhailovich Saltykov à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Les reproches que vous me faites dans la lettre de Monsieur de Shouvalow, me sont trop chers, pour ne pas flatter mon amour-propre. Je vous promets cependant, Monsieur, de ne les plus mériter. Je ne vous ai écrit qu'une seule fois, j'en suis assez puni, n'ayant reçu pas une de vos lettres jusqu'à présent.

Tout le monde doit vous apprendre, Monsieur, que les Russes sont plus heureux, depuis que Catherine les gouverne. Dans quatre mois de son régne, notre Empire commence à changer de face très sensiblement.

Pour vous le faire voir plus clairement, il faut que je vous représente la Russie avec des loix barbares, les Russes plongés dans la crasse ignorance; la justice vendue à l'enchère; les Seigneurs adonnés pendant 30 heures par jour au jeu, perdants leurs revenus de quelques années dans une seule soirée et faisant couler le sang de leurs esclaves; ceux-ci noyés dans la Crapule par désespoir, voleurs par nécessité, et méchants par habitude. Tout cela n'est pas outré. Le bon côté de mon pays a été toujours fort borné, et n'a pu servir que d'exception à la régle générale.

L'Impératrice d'aujourd'hui employe plusieurs heures tous les jours pour présider au Sénat au quel on peut appeller de la Sentence de tous les juges de l'Empire. Cela ne peut que les empêcher de vuider les poches des clients, en rendant les innocents coupables. Il y a un Ukaze à ce sujet dicté par la plus saine morale. Il y en a déjà plusieurs, écrits de la propre main de notre digne souveraine, où la justice et l'humanité conduisit la plume, pour inspirer au peuple les sentiments les plus doux de la vertu. Il se trouve cependant des monstres assez barbares pour vouloir attenter à nôtre félicité. Les jours de Cathérine furent en danger. La justice condamna les quatre coquins à être roués; mais elle poussa sa clémence, jusqu'à les faire seulement déclarer infâmes, en les éloignant en Sibérie. Nous n'avions jamais d'inquisition théologique. L'abolissement de l'inquisition politique est confirmé avec la plus grande douceur pour tous les cas, où il s'agit de tourmenter les criminels. On travaille sous les yeux de l'Impératrice par l'Ukaze de la liberté, et sur un code d'Ukazes nécessaires. Elle invite dans son pays les Encyclopédistes, pur chasser les ténèbres épaisses, où nagent la plus grande partie de mes compatriotes. Elle vient de défendre nouvellement les jeux d'hazard si nuisibles aux moeurs et à la santé. Elle pense à adoucir la peine des Esclaves, et à former un tiers-Etat qui nous manque totalement, pour les faire servir à des vues aussi utiles que glorieuses.

Jugez, Monsieur, par tout cela, ce que nous avons à espérer de nôtre Athénaïs.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien faire tenir l'incluse à Monsieur de Wesselofsky, de recevoir mes tendres respects & de daigner me donner de vos nouvelles.

Soltikof