1765-10-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

J'ignore si l'un de mes anges est à Fontainebleau, je ne sçais ny quand ny comment je pourai renvoier à le Kain son Adelaide avec un bout de préface.
Tout est prest. Les rouez le sont aussi, mais faisons une réflexion. Les rouez finissent à peu près comme Adelaide. On cède au cinquième acte sa maîtresse à son rival. Ne pensez vous pas qu'il faut mettre un intervale entre les publications de ces deux pièces? N'est il pas convenable que l'on reprenne Adelaide au retour de Fontainebleau une ou deux fois pour favorizer le débit de l'édition au profit de le Kain? S'il entend ses intérêts il fera vendre l'ouvrage à la comédie même le jour de la dernière représentation; et s'il veut me faire plaisir il ne demandera point de privilège, parce que ces inutiles pancartes ne servent qu'à faire naître des querelles entre ceux qui sont en possession d'imprimer mes sottises.

La nouvelle qu'on me donne pour sûre est elle vraye? On m'assure que Monsieur le duc de Pralin veut se retirer après le voiage de Fontainebleau! Je conçois bien qu'un homme aussi sage de luy préfère une vie douce avec ses amis au tracas fatiguant des affaires, mais il me semble qu'il est encor trop jeune pour désirer ce repos qui doit être la récompense d'un long travail. Je serais très fâché qu'il prît ce parti à moins que sa santé ne l'y force.

Je vous demande en grâce de me dire si cette nouvelle est aussi fondée qu'on le dit. Je présume que Tronchin viendra bientôt à Paris prendre soin de la santé de Monsieur le duc d'Orléans qui ne parait pas avoir besoin de médecin. Que deviendrai-je moy chétif? quand je ne serai plus dans le voisinage de Tronchin? On dit que je n'en ay pas pour six mois.

Voicy choses d'une autre espèce. Je crois vous avoir déjà mandé que la se impératrice de toutte Russie, souveraine de deux mille lieues de pays, et de trois cent mille automates armez qui ont battu les Prussiens, batteurs des Autrichiens, etc., que la ditte impératrice daignait faire venir quelques femmes de Geneve pour montrer à lire et à coudre à de jeunes filles de Petersbourg, que le conseil de Geneve a été assez fou et assez tirannique pour empêcher des citoyennes libres d'aller où il leur plaît et enfin assez insolent pour faire sortir de la ville un seigneur envoyé par cette souveraine.

Monsieur le comte de Shouvalow qui était chez moy m'avait recommandé ces demoiselles. Je ne balance pas assurément entre Catherine seconde et les vingt cinq perruques de Geneve.

Cette avanture m'a été fort sensible, elle m'a engagé à faire venir chez moy des citoiens parents de ces voiageuses affligées. Ils m'ont prouvé que le conseil agit en plus d'une occasion contre touttes les loix, et qu'il est bien loin de mériter (comme je l'ay cru longtemps) la protection du ministère de France. Il y a dans ce conseil trois ou quatre coquins, c'est à dire trois ou quatre dévots fanatiques qui ne sont bons qu'à jetter dans le lac. Mes anges, traittez les fanatiques comme le diable fit st Michel.