1765-12-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Mes anges,

Je vous confirme que je me suis lassé de perdre mon temps à vouloir pacifier les Génevois.
J'ay donné de longs diners aux deux partis. J'ay abouché Mr Fabri avec eux. Cette noise dont on fait du bruit, est très peu de chose. Elle se réduit à l'explication de quelques articles de la médiation. Il n'y a pas eu la moindre ombre de tumulte. C'est un procez de famille qui se plaide avec décence. Il n'est point vrai que le parti de citoiens ait mis opposition à l'Election des magistrats, comme l'a mandé mr Fabri, qui était alors peu instruit, et qui l'est mieux aujourdui. Les citoiens qui élisent, ont seulement demandé de nouvaux candidats. Monsieur Hennin trouvera peutêtre le procès fini, ou le terminera aisément. Mon seul partage, comme je vous l'ay déjà dit, a été de jetter de l'eau sur les charbons de Jean Jaques Rousseau.

Ce qui m'a le plus déterminé encore à renvoier les citoiens à monsieur Fabri, c'est un énorme souflet donné en pleine rue à mr le président du Tillet, l'un des malades de M. Tronchin. C'est un homme languissant depuis trois ans et dans l'état le plus triste. Un citoien qui apparemment était ivre, luy a fait cet affront. Le conseil occupé de ses différents, n'a point pris connaissance de cet excès si punissable. Le docteur Tronchin pour ne pas effaroucher les malades qui viennent de France, a traitté le souflet de maladie légère, et a voulu tout assoupir. Les souflets dégoûteraient les voiageurs. Voilà pourtant la seconde insulte faitte dans Geneve à des Français. Le conseil en pouvait faire justice d'autant plus aisément qu'il a mis aux fers un citoien pour s'être rendu caution du droit de cité qu'un habitant réclamait sans montrer ses titres.

Il n'y a pas le temps que M. le prince Camille fut condamné dans Geneve à dix louis d'une espèce d'amande pour avoir voulu séparer un de ses laquais qui se battait avec un citoien. Monsieur Hennin, encouragé par la protection de Monsieur le duc de Pralin, mettra ordre à touttes ces étranges irrégularitez. Pour moy que mon âge et mes maladies retiennent dans la retraitte je fais de loin des vœux pour la concorde publique. J'aime tant la paix, et je l'inspire quelquefois avec tant de bonheur, que mon curé m'a donné un plein désistement du procez pour les dixmes. Ce désistement n'empêchera pas Monsieur le duc de Pralin de persister dans ses bontez et de faire rendre un arrest du conseil qui confirmera les droits du pays de Gex, et de Geneve. Mais àprésent des objets plus importants et plus intéressants doivent attirer son attention.

Je vous supplie mes divins anges de vouloir bien quand vous le verrez l'assurer de ma respectueuse reconnaissance. Le même sentiment m'anime pour vous avec l'amitié la plus tendre.

V.