à Ferney 29e avril 1768
Monseigneur,
Vôtre seconde Lettre m'étonne encor plus que la première.
Je ne sais quels faux raports ont pu m'attirer tant d'aigreur de vôtre part. On soupçonne beaucoup un nommé Ancian, curé du village de Moëns, qui eut un procez criminel au parlement de Dijon en 1762, procez dans lequel je lui rendis service en portant les parties qui le poursuivaient à se contenter d'un dédommagement de quinze cent livres, et du paiement des frais.
On prétend que l'official de Gex se plaint de ce que les citoiens contre lesquels il plaide pour les dixmes se sont adressés à moi. Il est vrai qu'ils m'ont demandé mes bons offices, mais je ne me suis point mêlé de cette affaire, attendu que l'église étant mineure il est malheureusement trop difficile d'accommoder un tel procez à l'amiable. J'ai transigé avec mon curé dans un cas à peu près semblable, mais c'est en lui donnant beaucoup plus qu'il ne demandait; ainsi je ne puis le soupçonner de m'avoir calomnié auprès de vous.
Pour les autres procès entre mes voisins je les ai tous assoupis, Je ne vois donc pas que j'aie donné lieu à personne dans le païs de Gex de vous écrire contre moi. Je sais que tout Genêve accuse depuis longtemps l'aumônier du Résident, dont j'ignore le nom, d'écrire de tous côtés et de semer par tout la calomnie, Mais à Dieu ne plaise que je lui impute de faire un métier si infâme, sans en avoir les preuves les plus convaincantes. Il vaut mille fois mieux se taire et soufrir que de troubler la paix par des plaintes hazardées.
Mais en établissant cette paix précieuse dans mon voisinage, j'ai cru depuis longtemps devoir me la procurer à moi même. Messieurs les sindics des états du pais, les curés de mes terres, un juge civil, un supérieur d'une maison religieuse, étant un jour chez moi, et étant indignés des calomnies qu'on croiait alors répandues par le curé Ancian pour prix de l'avoir tiré des mains de la justice, me signèrent un certificat qui détruisait ces impostures. J'ai l'honneur, Monseigneur, de vous envoier cette pièce autentique, conforme à l'original, et j'en envoie une autre copie à Mr le Premier Président du Parlement de Bourgogne, et à Mr le Procureur général, afin de prévenir l'effet des manœuvres qui auraient pu surprendre vôtre candeur et vôtre équité. Vous verrez combien il est faux que les devoirs dont il est question n'aient été remplis que cette année. Vous serez indigné sans doute qu'on ait osé vous en imposer si grossièrement.
Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui ont ourdi cette trame odieuse. Je me borne à les empècher de nuire, sans vouloir leur nuire jamais; et je vous réponds bien que la paix qui est mon perpétuel objet, ne sera point altérée dans mes terres.
Les bagatelles Littéraires n'ont aucun raport avec les devoirs du citoien et du chrétien. Les belles Lettres ne sont qu'un amusement. La bienfaisance, la piété solide et non superstitieuse, l'amour du prochain, la résignation à Dieu, doivent être les principales occupations de tout homme qui pense sérieusement. Je tâche autant que je le puis de remplir toutes ces obligations dans ma retraitte que je rends de jour en jour plus profonde. Mais ma faiblesse répondant mal à mes éfforts, je m'anéantis encor une fois avec vous devant la providence divine, sachant qu'on n'aporte devant Dieu que trois choses qui ne peuvent entrer dans son immensité, nôtre néant, nos fautes, et nôtre repentir. Je me recommande à vos prières autant qu'à votre équité.
J'ai l'honneur d'être avec respect
Monseigneur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire gentilho orde de la chambre du Roy t.c.