1771-11-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à René Nicolas Charles Augustin de Maupeou, marquis de Morangles.

Mg.,

Il est dit dans la vie de Molière qu’il obtint de Louis XIV un bénéfice pour le fils de son Médecin, dont il n’avait jamais suivi les ordonnances.
Je suis encor plus rebelle à celles de mon curé: mais je ne sais si j’obtiendrai pour lui la ferme du Jong.

En attendant que M. le Procureur gl de Bourgogne vous envoye les informations que vous avez la bonté de demander, permettés que je vous dise ce que je sais des jésuites à qui cette ferme appartenait, & du pays barbare où je suis naturalisé.

Notre Province de Gex est de six lieues de long sur deux de large, située le long du lac de Genève entre le mont Jura d’un côté et les Alpes de l’autre, pays admirable à la vue & dans le quel on meurt de faim.

Il n’y eut pendant longtemps dans ce désert que des prêches, des goëtres & des écrouelles. Le Canton de Berne, conquérant de ces vastes provinces, fut possesseur au seizième siècle de la métairie de Jong conquise auparavant par des chartreux du pays de Vaud, les quels n’existent plus, sur une famille de paysans du même canton éteinte, ainsi que tous les moines, dans cette partie de la Suisse.

Les Bernois cédèrent depuis Gex & la ferme du Joug au duc de Savoye, & gardèrent le pays de Vaud, parceque le vin y est bien meilleur. Ils gardèrent aussi le bien des chartreux dans cette province de Vaud, et la ferme du Jonc resta au duc de Savoye.

Henri IV, comme vous savés, Mgr, échangea le Marquisat de Saluce pour la Bresse, & pour notre petite langue de terre en 1601. Nous fûmes presque tous huguenots jusqu’en 1685. Louis XIV révoqua l’Edit de Nantes & tout le monde s’enfuit. Nos terres restèrent incultes, & ne sont même encor cultivées que par des Savoyards.

On avait envoyé des Jésuites dans le pays pour cultiver nos âmes dès l’an 1649, et le cardinal Mazarin, le plus pieux des hommes, leur avait donné dès lors cette grange du Jong, que j’ay l’insolence de demander pour mon curé.

Les jésuites, en cultivant la vigne du seigneur dans notre pays, firent assez bien leurs affaires.

Permettés moi de vous raconter, Mg, qu’en 1756 j’appris qu’ils avaient achetté à ma porte le bien de six gentilshommes, tous frères, tous au service du Roi, tous Mineurs, tous orphelins, tous pauvres; ce bien était en antichrèse, c’est-à-dire, prêté à usure depuis longtemps. Nos missionaires l’achettèrent d’un huguenot qui l’avait achetté luimême à vil prix; ainsi l’on vit la concorde établie entre les Jésuites & les Hérétiques. Les Jésuites obtinrent des Lettres-Patentes en 1757 pour achetter ce bien; ils les firent enterriner au Parlement de Bourgogne. C’était le R. P. Fesse qui conduisait cette négociation; on lui dit qu’il risquait beaucoup, que les six mineurs pourraient un jour rentrer dans leur terre, en payant l’argent pour le quel elle avait été antichrèsée. Il répondit dans un mémoire que j’ai vu, qu’il ne craignait rien, & que ces gentils-hommes étaient trop pauvres. Cela me piqua; je déposai l’argent qu’il fallait; & ces gentils-hommes, nommés Messieurs de Crassi, très bons officiers, sont en possession de l’héritage de leurs Pères. Le Père Fesse est actuellement à Lyon; il a changé son nom en Fessi de peur qu’on ne prit ce nom pour des armes parlantes, attendu son énorme derrière.

Ce bien fesait partie du chef lieu des Jésuites, ce chef lieu s’appelle Ornex. Toutes les acquisitions faites par les Jésuites l’environnent; le tout vaut entre quatre cinq mille livres de rente, distraction faite des terres rendues à MM. de Crassi. La ferme du Jong, donnée par la Roi aux Jésuites, peut valoir annuellement six cent livres; elle est administrée par un Procureur de Gex nommé Martin, [qui en] rend compte au Parlement de Dijon. Nous saisimes le revenu du Jonc dans le procez en faveur des orphelins contre les jésuites. Nous apprîmes alors que cette métairie était un don Roial, fait à condition d’édifier les huguenots. Elle est voisine de Ferney; j’ay eu le bonheur d’établir une colonie assez nombreuse et des manufactures dans cette paroisse. Le curé a besoin d’un vicaire. Nos curez comme je crois avoir eu l’honneur de vous le dire n’ont point de casuel de peur que les hérétiques ne les accusent de vendre les choses saintes, et si mon curé obtenait la ferme, il édif.

Si par hazard la ferme du Jong était affectée au payement des créanciers des jésuites je ne demande rien pour mon curé et je vous demande seulement pardon de vous avoir ennuié du portrait de mon pays et du père Fesse.