1761-02-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Germain Gilles Richard de Ruffey.

Vous me permettez, Monsieur, de vous importuner sur la malheureuse affaire du sr Decroze.
Il joint à la douleur d'avoir vu son fils prêt de mourir par un assasinat, celle de voir l'assassin triompher de son affliction; il est soutenu par une cabale puissante contre un pauvre homme sans secours qui n'a ny assés d'intelligence, ny peut-être assés de fortune pour le suivre dans les détours de la Chicane la plus odieuse et la plus longue. Ce Curé assés connu à Dijon par une foule de procez qu'il y est venu soutenir attend que les cicatrices des playes faites au jeune Decroze puissent être fermées, afin qu'il paraisse que les blessures n'ont été que légères, et que l'assassinat passe pour une simple querelle: mais je peux Vous asseurer que le temps qui est le seul refuge du Curé, laissera toujours paraitre les preuves de son attentat. Le crâne a été ouvert, et le Lieutenant Criminel luimême a vu le Malade en danger de Mort: je l'ai vu moimême en cet état. J'apprens que le Curé a appellé du décret d'ajournement personel et de prise de corps rendu à Gex: il fonde ses malheur[eus]es déffenses sur une méprise qu'on dit être dans les dépositions: on a déposé en effet que led. Curé avait été boire chez Mde Burdet le 27, veille de l'assassinat, et il se trouve que ce n'est que le 26; mais cette erreur de datte n'emporte point une erreur de fait, et cette méprise est aisément corrigée au récollement et aux confrontations.

Il se fonde encor sur la mauvaise réputation de la dame Burdet, chés laquelle l'assassinat s'est commis, et qu'il a frappé luimême. Mais si la dame Burdet est une femme diffamée pourquoi allait-il boire chés elle? pourquoi part-il d'une demie lieue de sa maison pour aller à dix heures du soir chez cette femme avec des gens armés? Il a l'audace de dire que c'était pour arrêter le scandale, mais est-ce à lui d'éxercer la police? l'exerce t-on à coups de bâton? Lui est-il permis d'entrer par force pendant la nuit chez une ancienne Bourgeoise du lieu très bien alliée, qui soupait paisiblement avec ses amis? Les violences précédentes de ce Curé: le procès qui lui fut intenté par le Notaire Vaillet pour avoir donné des coups de bâton à son fils, ses querelles continuelles, son yvrognerie qui est publique ne sont-elles pas des présomptions frapantes qu'il n'était venu chez la Dame Burdet que dans le dessein qu'il a éxécuté? Une irruption faite pendant la nuit avec des hommes armés dans une maison paisible peut-elle être regardée comme une rixe ordinaire? Un Laïque en pareil cas ne serait-il pas dès longtemps dans les fers? Cependant ce prêtre, aussi artificieux que violent soulève le Clergé en sa faveur. L'Evêque de Geneve soutient que c'est à lui seul de le juger; qu'il n'est pas permis aux Juges séculiers de connaitre des délits d'un prêtre, et qu'il n'est coupable que d'un zèle un peu inconsidéré: on intimide le pauvre Decroze; on emploie le prophane et le sacré pour lui fermer la bouche; et enfin le Jésuite Fessi a porté l'abus de son Ministère jusqu'à refuser l'absolution à la sœur de l'assassiné, jusqu'à ce qu'elle portât son père et son frère à se désister de leurs justes poursuites. Ce malheureux Curé du village de Moens s'imaginant très faussement que c'était moi seul qui encourageait un père malheureux à demander vengeance du sang de son fils, a porté les habitants de son village à me couper la communication des eaux, et m'a fait proposer de me donner le double des eaux qu'on voulait m'ôter si je pouvais obtenir de Decroze un désistement. L'Evêque m' mandé en propres termes, que pour quelques gouttes de sang il ne falait pas faire tant de Vacarme.

Voilà l'état où sont les choses, et sans la justice du Parlement de Bourgogne, tout le pauvre petit païs de Gex serait dans le plus déplorable Bouleversement.

J'ai l'honneur d'être, avec beaucoup de respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Voilà ce que j'écrisà des magistrats du parlement. Je conjure mr le président de Ruffey de parler à mr de la Marche, au p. p. de la Tournelle, et de protéger les infortunez opprimez.

V . . .