Monsieur,
Monsr De Ruffey a pris le département d'Apollon, et vous de Bacchus avec moi; je ne m'étais adressé à Mr de Ruffey pour substituer des tonneaux de vin à L'hipocrène, que parce que vous paraissiez m'abandonner tout à fait.
Si Tancrède et Pierre vous ont amusé, Monsieur, reprenez donc vos nobles fonctions, je me livre à vous pour toute ma vie; je fais de meilleur vin dans la terre de Tournay, que mr Le Président de Brosse ne l'imagine; mais il ne vaut pas le vôtre. Daignez donc, Monsieur, m'envoyer tous les ans deux tonneaux, l'un de vin d'ordinaire, l'autre de Nectar qui me fasse longtemps jouïr de la terre de Tournay, sans trop déplaire au Président. Je les aimerais assez en doubles futailles, le vin se conserve sur sa lie, et s'abonnit.
Le Curé de Moëns aurait dû mettre un peu plus d'eau dans son vin; je ne sçais quelle prérogative les pasteurs du paîs de Gex croyent avoir de donner des coups de bâton à leurs ouailles.
J'interrogeai hier un païsan qui avait reçu il y a quelques années, cent coups de bâton du même Curé, à la porte de L'Eglise. Il me dit que c'était l'usage. J'avoüe, Monsieur, que chaque païs a ses cérémonies. Mais railleries à part, la nouvelle avanture de ce prêtre est très grave, et très punissable; c'est un assassinat prémédité dans toutes les formes. J'ai vû le fils de De Croze à la mort pendant quinze jours; Le curé lui même alla à une demi lieüe de chez lui, à dix heures du soir armer les assassins. C'est un homme qui fait trembler tout le païs; il est malheureusement l'intime ami du substitut de mr le procureur général, et c'est probablement à cette tendre amitié qu'il doit l'indulgence dont il abuse; il n'a été qu'assigné pour être ouï, tandis que ses complices ont été décrétés de prise de corps. Il remüe tout le clergé, il court à Annecy remontrer à L'Evêque que tout est perdu dans L'Eglise de Dieu si les curés ne sont pas maintenus dans le droit de donner des coups de bâton à qui il leur plait.
Mais voicy quelque chose d'un peu plus grave, et de plus Ecclésiastique. Une sœur du sr de Croze, assassiné par le curé de Moëns, voyant son frère en danger de mort, s'est avisée de faire une neuvaine, et c'est à celà sans doute qu'on doit la guérison de ce pauvre garçon (qu'il faudra pourtant faire trépaner peut être dans quelque temps). Une neuvaine ne vaut rien si on ne se confesse, et si on ne communie; Elle se confessa donc, mais à qui? à un Jésuite nommé Jean Fessi, ami du curé de Moëns; Jean Fessi lui dit qu'elle était damnée si elle n'abandonnait pas la cause de son frère, et si elle ne forçait pas son père à se désister de toute poursuitte contre le Curé, et à trahir le sang de son fils. Il luy refusa l'absolution. La pauvre fille éffraiée, et toute en larmes vint apprendre cette nouvelle à son père; elle fit serment devant moi que rien n'était plus véritable. Jugez quell éffet cette scène fait dans Genêve et dans toute la Suisse.
Je vous suplie de vouloir bien me mander, Monsieur, si le père n'est pas en droit de faire jurer sa fille en justice, et si le jésuite Jean Fessi ne doit pas subir interrogatoire; il me semble qu'on en usa ainsi dans l'affaire du bienheureux Girard et de La Cadière; celle cy est plus affreuse, parce que L'assassinat y est joint au sacrilège. Ce qu'on appelle la justice de Gex, mériterait bien que la véritable justice de Bourgogne daignât la diriger; Et en vérité, on aurait besoin que quelques conseillers du parlement, vinsent mettre un frein au brigandage qui règne dans cette malheureuse petite province.
J'ai L'honneur d'être avec tout le respect possible
Monsieur
Vôtre très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire
au Château de Ferney païs de Gex 29e Janv: 1761