au Château de Ferney le 5 février 1761
Monseigneur
J'ai l'honneur de me joindre à mon oncle auprès de vous, sur l'affaire du Curé de Moëns.
Je possède conjointement avec mon oncle la terre de Fernex, et par conséquent j'ai l'avantage d'être de votre Diocèse.
Je voudrais qu'une affaire moins triste, tant pour l'exemple que des Ministres de l'Evangile doivent aux fidèles, que pour la tranquilité publique, m'eût procuré plutôt l'honeur de vous asseurer des sentiments que vôtre caractère, et vôtre mérite personnel m'inspirent.
Je conviens, Monseigneur, que ce Curé n'est pas le nôtre, qu'il n'a batu n'y assassiné personne qui nous appartienne; et que parconséquent mon Oncle et moi nous aurions pu l'abandonner à son sens réprouvé, et nous contenter d'abhorrer en nous mêmes une action si scandaleuse.
Mais daignez vous mettre un moment à nôtre place. La pitié pour Decroze, et l'amour du bien public ce sont joints à notre indignation.
Decroze le père est venu trouver mon oncle, ne sachant à qui demander justice: mon oncle vit son fils dans le moment où il fut question de le trépaner, ce qu'on aurait fait sans l'avis de M. Tronchin qui connait le danger de cette opération, et qui dit qu'il valait mieux le laisser mourir que de l'achever. Decroze s'adressa à la justice de Gex, et mon Oncle eut l'honneur de vous avertir sur le champ de ce qui se passait.
Ne croiés pas, Monseigneur, que l'animosité contre ce Curé ait pu le porter à vous instruire de ce Crime. Je vous le répette, la pitié pour Decroze, et l'amour du bien public ont été ses principaux motifs. Nous possédons des terres, et nous serions très fâchés que des Curés fussent en droit de venir dans nos maisons sous quelque prétexte que ce fût, accompagnez de païsans armez assassiner les Gens qui leur déplairaient; nous serions très fâchés qu'ils ne parlassent qu'à grands coups de bâton, comme fait celui-cy, à nos Paysans, quand par leur ministère ils sont destinés à entretenir la paix, à appaiser les querelles, à précher et de paroles et d'exemples la Charité et le pardon des injures.
Je sçais, Monseigneur, que vous avez ordonné un éxamen de la vie et des mœurs de cet homme. Si le raport qu'on vous a fait est tel que vous le désirez dans le fond de votre cœur si on vous envoie des attestations plus convenables au caractère dont il est revêtu, qu'à sa conduite, si on l'a justifié sur des choses dont on ne l'accuse point, et si on a passé sous silence les violences dont il est convaincu, on vous a cruellement trompé.
Il y a encor dans le païs plusieurs habitants, hommes et femmes, auxquels il a osé donner des coups de bâton. Il s'est même mis dans le cas d'en recevoir; et il a avili son Ministère par des violences, nonseulement proscrittes dans l'Evangile, mais abhorrées de tous les honnêtes gens. Vous ordonnerez de cet homme, Monseigneur, tout ce qui vous sera suggéré par vos Lumières.
Mais j'ose vous conjurer avec instance de ne point laisser cet homme dans le païs. Je sçais que le Clergé du païs de Gex tâche de le sauver, qu'il regarde cette affaire comme la sienne propre; mais le Crime d'un seul peut il influer sur un Corps respectable, et n'est-il pas plus honorable d'écarter un coupable que de l'incorporer avec soi. J'ose encor, Monseigneur, vous faire une observation. Je crains les Vangeances et les meurtres. Decroze a été assommé. Un Contrôleur des fermes a eu la tête fendue. S'il arrivait quelque malheur, votre cœur se le reprocherait. J'abandonne cette affaire à votre justice; et J'ai l'honneur d'être avec Respect
Monseigneur
Votre très humble et trés obéissante servante
Denis dame de Fernex