1761-02-19, de Marie Louise Denis à Joseph Nicolas Deschamps de Chaumont, évêque de Genève-Annecy.

Monseigneur,

Ce que vous me faites l'honneur de me mander sur le coup que mon oncle peut porter à la Religion en prenant la deffense de Decroze, m'afflige sensiblement: quoique je ne puisse douter des intentions pures de mon oncle dans cette affaire, Je soumettrai toujours ma façon de penser à vos lumières; Je le dois par toutes sortes de raisons; et si j'ose encore vous faire des objections sur quelques endroits de votre dernière lettre, c'est pour présenter à vos yeux le petit nombre de faits dont je suis certaine, et surtout c'est pour m'éclairer.

Lorsque Decroze fut si cruellement assommé, son père le fit transporter chez luy, et envoya chercher le sr Cabanis, le plus habile chirurgien de Genêve, pour le panser. Cabanis revint à Genêve désespérant de la vie du blessé, et compta à tout le monde l'action du curé de Moëns qui parut odieuse à des protestants, et qui ne doit pas l'être moins aux yeux des Catholiques. En deux heures de temps, Genêve fut rempli de cette affreuse histoire, et nous ne l'avons aprise que par la voix publique. J'ai mille raisons de croire, Monseigneur, que mon oncle n'a eu aucune part à l'imprimé dont vous vous plaignez; mais quand cet imprimé n'aurait point paru, le scandale n'en était pas moins fait, puisqu'il était publique et connu même à Lyon et à Dijon, deux ou trois Jours avant que l'imprimé existât.

J'ose vous demander, Monseigneur, si pour les vrais intérêts de la Religion, il est plus avantageux de souffrir qu'un Curé assomme, et fasse assommer impunément des personnes qui ne luy ont jamais rien fait, que de lui faire subir le sort de la Justice ordinaire, surtout quand le scandale est publique. Comment la Religion peut-elle autoriser dans ses Ministres ce qu'elle deffend aux autres hommes? Comment un Corps aussi respectable que le Clergé, le premier Corps de l'Etat soutient-il un de ses membres qui le déshonore, tandis qu'un Régiment chasse pour la moindre faute un officier, dans la crainte que la faute impunie ne porte sur le Corps entier? N'en use-t-on pas de même dans les Cours de Judicature? Les Corps en deviennent plus estimables, la Justice plus éxacte, et le Roy mieux servi. Comment imaginer, Monseigneur, que le Clergé de Gex, respectable à tous égars, soutiendrait près de vous un Confrère si coupable? Mon oncle ne pouvait pas le prévoir. Il me semble que pour des âmes faibles et pour des hérétiques, un tel éxemple ne peut être que préjudiciable à la Religion: voilà du moins comment cette affaire s'est présentée à nos yeux.

Le Curé de Moens a eu, sans doute, de mauvais procédez pour mon oncle; mais cela ne rend son crime, n'y plus faible n'y plus grand; cela nous a prouvé seulement la violence de son caractère.

A l'égard de toutes les lettres que mon oncle a eu l'honneur de vous écrire, Monseigneur, je ne les ai point vues, je ne peux pas même luy en parler parcequ'il y a deux jours qu'il est absent; mais j'ose vous asseurer que ses intentions n'ont point été telles qu'elles se sont présentées à votre esprit: il vous honore, comme il le doit; en général Je ne me mêle d'aucune affaire; vous sçavez que ce n'est pas l'ocupation des femmes, et si ce n'avait été l'honneur de vous écrire, et de Justifier les intentions de mon oncle auprès de vous, je n'aurais Jamais prononcé le nom du Curé de Moens.

On a répandu dans Genêve, Monseigneur, la copie d'une lettre que l'on dit être adressée par mon oncle à Votre grandeur. J'ai répondu hardiment que cette copie était suposée, et je n'en peux douter: votre parole est respectable; et je méprise tous les vains discours. Heureuse si Je peux mériter vos bontés par le respect et l'inviolable attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être

Monseigneur

Votre trés humble et trés obéissante servante

Denis