[c. 16 February 1761]
Madame,
Je suis infiniment sensible à ce que Vôtre politesse vous porte à penser aussi gratuitement sur mon compte à tous égards; mais vous avez trop d'Esprit pour avoir Crû pouvoir faire prendre le change par la diversion utile que vous imaginés sur Le compte du Curé de Moëns; Je vous l'abandonne pour un instant, je Veux même contre ce qui sera Vérifié et tiré au clair, qu'il ait martyrisé Decroze; mais cette charité Chrétienne que vous sçavés si bien citter pouvoit elle En aucun sens permettre à Mr Vôtre Oncle d'oublier qu'il étoit membre d'une Religion qu'il professe pour lui porter un aussi rude Coup dans la personne d'un de ses ministres par Le plaintif affreux que contre la règle il a fait imprimer, voler par toutte la France, et distribuér à pleines mains pour faire triompher L'hérésie jusque dans son Centre; D'ailleurs pour des Démêlés anciens et qui ne sont que trop Connus, devoit-il fournir des armes à nos Ennemis communs En imputant une tâche aussi odieuse sur les mœurs d'un ministre sacré qui à cet égard fut toujours irréprochable?
Monr De Voltaire pouvoit-il mieux s'y prendre pour pousser la patience d'un Evêque à bout et le mettre même hors du cas de toutte retenüe qu'en lui addressant à lui même contre un de ses Curés un imprimé que je Laisse au Jugement de tous ceux qui pensent; si je n'avois pas étouffé d'ailleurs les sentiments de l'humanité pour ce qui me regarde personnellement; Mr Vôtre oncle a-t-il pû croire que J'aye méconnû les Ironies amères et mordantes des contrevérités contenües dans ses Lettres; Ne me donnoient-elles pas beau Jeu et une pleine Liberté de faire usage, où de produire celle où il tombe impitoiablemt sur les ministre de Genêve, tandis qu'il m'écrivit il y a deux ans de la manière la plus propre à déprimer tous les Docteurs Catholiques pour exalter à leurs dépends le mérite et la science des prédicants de cette Ville infortunée? Non, Madame, les Deux Lettres et plusieurs autres sont en sûreté: comme je ne me Cherche point moy même, je sçais par la grâce de Dieu me mettre au dessus de ce qui ne m'est que personnel; J'ay Eu Le salut de Mr Vôtre Oncle en vûe, il m'y a donné lui même une espêce de jour que je n'ai point Cherché; Je n'ay pû que gémir en le voiant furieux pour une Vieille querelle contre un Curé; mais je n'en suis point surpris, je ne connois que trop la racine du mal; Mr de Voltaire parle trop bien de Dieu dans de certains endroits de ses Livres pour qu'il soit en son pouvoir d'étouffer une trop juste synderèse sur tout ce qu'il en dit ailleurs: Voilà ce qui le tourmente, et ce qui aigrit sa bile; car de quoi lui serviront ses biens immenses, ses amys et Touttes ses relations dans ce moment funeste où l'homme réduit à lui même se trouvera accablé sous le poids de cette majesté terrible, dont il ne sera plus tems d'écarter Les Vengeances: je Vous Laisse Dans ces réflexions, aïant l'honneur d'être avec respect.