1755-06-10, de Andreas Peter von Bernstorff à Graf Johann Hartwig Ernst von Bernstorff.

Mon très cher Oncle,

Je prends la Liberté, Mon Trés cher Oncle, de Vous entretenir aujourd'hui sur un sujet, qui méritera peutêtre Votre Attention.

Je ne sais pas, s'il Vous est connû, que Monsr de Voltaire a composé un Poême héroique, qu'il a intitulé la Pucelle d'Orleans. Il s'y est entièrement livré à son Génie, ou plutôt à sa Manière de penser. Il s'y déclare Ennemi des Moines, des Saints, et en un Mot incrédule, sur la plupart des Points de sa Religion. J'ai eu Occasion de m'en convaincre par la Lecture de deux Chants que l'on m'a fait voir fort secrètement. Dans le treizième Chant, il fait, à ce qu'on m'a asseuré, une Description fort libre, mais extrêmement belle, du Roi régnant et de la Cour de France, de même que de La Guerre fameuse entre les Parlaments et le Clergé.

Ce sont des Raisons suffisantes, pour empêcher que ce Poême ne soit, au moins de longtems, imprimé. Monsr de Voltaire asseure, qu'il n'y a que le Roi de Prusse qui en a une Copie, et même encore imparfaite, par le Défaut des deux derniers Chants, que l'auteur n'a achevés que depuis quelques semaines.

Il y a cependant ici une Personne, fort amie, du secrétaire de Monsr de Voltaire, qui a trouvé le secrêt d'en avoir une copie complette, et qui s'offre de la céder au Moyen d'une Gratification. J'ai crû, Mon trés cher Oncle, que Vous saisiriés cette Occasion peutêtre avec Plaisir, et j'attends vos ordres là dessus.

J'ai vû Mr de Voltaire il y a trois ou quatre jours et je l'ai trouvé fort malade. Moins cependant qu'il ne le croit peutêtre lui même. Il asseure qu'il est mourant. Madame de Sevigné diroit sans doute de lui, ce qu'elle a dit d'un autre, que c'est une Ame, qui promêne un Corps mort. Le Tems m'ordonne de finir: je n'ai plus que celui, de vous asseurer du profond Respect avec lequ'el j'ai l'Honneur de me dire,

Mon très cher Oncle,

Votre trés humble et trés obéissant Neveu

de Bernstorff