Geneve ce 24 d'Avr. 1755
Mon très cher Oncle,
Sentant tous les Jours d'avantage le Prix de vos Bontés, mon très cher Oncle, je n'ai point de plus grande satisfaction, que celle de me flatter, que Vous me les continués.
Elles mèmes me confirment, que ïe ne me flatte point en vain, et il me semble, que j'en trouve un Gage asseuré, dans la Vivacité même de mon attachement pour Vous.
J'ai eu le Plaisir, de faire depuis peu Connoissance avec Monsr. de Voltaire. Le Titre de Votre Neveu, m'a valû mille Politesses de sa Part. Il m'a chargé de Vous dire, qu'il ne Vous respectoit pas seulement, mais qu'il Vous avoit voué aussi une Amitié à toute épreuve. Ce sont ses propres Paroles, qu'il accompagnoit de beaucoup d'autres Protestations de même nature.
Sa Conversation est charmante. Il parle beaucoup, et avec un Feu qui étonne. Sa mine promet quelque Chose de singulier. La Vivacité de ses Yeux, et son Souris malin, m'ont frappé, surtout lorsqu'il parla de plusieurs Personnes, à qui il ne veut pas du Bien.
Il se plaint extrêmement de sa Santé. Il dit que la nature l'avoit condamné à souffrir, que son Physique étoit mauvais au possible etc. mais j'avoue qu'il ne m'a point persuadé. Une voix trés forte, une Démarche des plus fermes, et le Feu qui règne dans toutes ses Actions, me paroissent le contredire.
Son Caractère ne s'est point encore développé ici: Il s'est toujours montré du bon Côté, et il a donné entre autres plusieurs marques d'une Libéralité dont on le croyait fort éloigné.
Il vit sur un assés grand Pied. Son Domestique consiste en quatorze Personnes, et il reçoit très bien ceux qui viennent le voir.
Il s'occupe entièrement de l'arrangement de sa Maison et de son Jardin. Il fait du premier le Bâtiment le plus irrégulier, qui ait peut-être jamais été fait. D'abord qu'il imagine qu'un Cabinet, ou une Garderobbe, ou telle autre Pièçe lui seroit utile, il fait venir les Ouvriers, et la fait ajouter à la maison, et par là, il a réussi d'en faire un Pentagone fort extraordinaire.
Il paroitra dans quelque Tems chés les Frêres Cramer, une nouvelle Edition de tous ses Ouvrages, augmenté de plusieurs nouvelles Pièces dont le Sujet n'est pas encore connû.
Monsr de Voltaire est mystérieux sur ce qui regarde ses ouvrages. Il se désavoue entre autres pour l'auteur de l'Histoire universelle qui a parû sous son nom, quoiqu'il ait avoué à quelques uns, qu'elle étoit presque entièrement due à son Travail.
Tous ceux qui ont l'Honneur de Vous connoitre Mon trés cher Oncle, me chargent de Vous présenter leurs très hbs Respects.
Mr le Syndic Saladin, est parti ce Matin pour Paris, d'où il ne reviendra que dans quelques semaines.
J'ai l'Honneur d'être avec l'attachement le plus respectueux,
Mon très cher Oncle,
Votre très humble et très obéissant neveu.
de Bernstorff