1767-01-10, de Marie Louise Denis à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Dans l'excès de ma douleur, Madame, votre lettre a été pour moy d'une grande consolation.
Il est vrai que cette douceur est encore empoisonnée par mes craintes. Car quelle faveur a faite Monsr Le vice chancelier en faisant juger L'affaire par une Commission dont le président peut la criminaliser? Il est certain que si on lui avait parlé d'abord au lieu de lui écrire trop tard L'affaire aurait été étouffée comme le demandait mon oncle dans ses premières démarches.

Monsr D'Argental lui mande aujourd'hui qu'il lui a fallu du temps pour se bien assurer que c'était à Monsr Le vice chancelier qu'il fallait s'adresser, et à quel autre, Madame, était il possible de recourir, Lorsqu'on mandait Le 23 décembre, que c'était à Monsr Le vice chancelier que le malheureux receveur de Colonge venait d'écrire en droiture? Colonge est le premier bureau de France, et Monsr Le vice chancelier lui a donné depuis longtemps les ordres Les plus rigoureux de sa propre main. Monsr D'Argental reçut le billet avant que Monsr Le vice chancelier occupé d'autres affaires pût recevoir le procès verbal. C'était le cas de courir sur le champ à Versailles, on arrêtait tout, on prévenait tout. Si Monsr D'Argental ne pouvait prendre sur lui de parler lui même, c'était assurément le cas d'employer le crédit de Monsr Le Duc de Praslin.

Madame La Duchesse D'Anville n'a rien fait si elle s'est contentée d'écrire. Il faut parler dans une affaire aussi importante et parler fortement.

Monsr le vice chancelier a fait tout le contraire de ce que nous espérions. Nous nous flattions qu'il retiendrait le fond de L'affaire à lui seul et qu'il laisserait à La justice ordinaire le soin de décider si la saisie de mon équipage était légale ou non.

Nous demandions qu'il se fit instruire de ce que c'est qu'une femme Doiret de Châlons; nous empêchions par là qu'on ne perçât jusqu'à une dame le Jeune trop connue dans le paÿs où nous sommes et surtout par les domestiques de Monsr de Beauteville qui n'est que trop instruit de cette affaire.

Un malheureux délai dans des circonstances qui demandaient La plus grande célérité, nous rejette dans un abime nouveau, et L'idée de faire passer la Dame Lejeune pour la parente de nôtre femme de charge, idée contraire à tout ce que nous avions mandé et à la vérité, a augmenté notre malheur et notre désespoir. Il n'y a rien de si funeste dans les affaires de cette espèce que les contradictions. Elles peuvent tenir lieu de conviction d'un délit que nous n'avons certainement pas commis, et ce n'est pas à moy de payer L'amande et d'être déshonorée dans le païs pour une femme étrangère dont j'ignore absolument le commerce.

Il était tout naturel de penser que Monsr Le Duc de Praslin, ou Monsr d'Argental aurait prévenu d'un mot le funeste état où nous sommes.

Tout ce qui reste à faire à mon avis, c'est d'engager Monsr De Montion à différer son raport, sous prétexte que nous avons encore des pièces éssentielles à produire. C'est ce que mon oncle Lui mande, et ce que mon frère son ami intime lui certifiera.

On poura pendant ces délais parler à Monsr Le vice chancelier qui est le maitre absolu de cette affaire, comme on l'avait marqué d'abord à Monsr D'Argental, et qui peut encore tout assoupir.

Je vous avoue que je suis toute Confondue que Monsr le Duc de Praslin ne se soit pas mis en quatre dans cette occasion. Ce n'est certainement pas nôtre affaire puis que Les livres appartiennent à Made Lejeune et non à nous. Il serait affreux que je fusse condamnée à L'amande pour elle. Cet affront serait capable de me faire mourir de douleur. La Saisie est pleine d'irrégularités et les gens du bureau de Colonge ne méritent que punition. Il est peut être encor temps d'assoupir cette affaire si on s'y prend avec la vivacité et la chaleur qu'elle mérite. Songez, Madame, que si elle était portée au criminel, il ne s'agit pas moins que de la vie pour les accusés, et qu'il y en a des exemples. Prenés sur vous, Madame, de dire à Monsr le Duc de Praslin la chose tout comme elle est. Il aura sans doute le courage de parler à Monsr le vice chancelier et de faire enterrer dans un profond oubli une affaire dont L'éclat serait épouvantable.

Pourquoi n'a-t-on pas pris ce parti d'abords? Je m'y perds, car il est bien certain que Monsr D'Argental a été instruit qu'il fallait parler à Monsr Le vice chancelier plus de 5 ou six heures avant que ce magistrat, occupé alors de L'affaire de Monsr de la Chalotais, eût pu lire la lettre du bureau de Colonge. Ce moment manqué et toute notre maison ayant été ainsi que la pauvre Lejeune dans des transes continuelles depuis le 23 décembre jusqu'au 8e janvier sans recevoir aucun mot d'avis, en proye aux discours affreux de la province et de Genêve, nous nous voyons enfin traduits à un tribunal, et personne ne peut savoir, quand un procès commence, comment il finira. Il ne faut pas se flatter que les conseillers d'état et que les maitres des requêtes qui composent ce bureau, se tairont. Il y aura de L'éclat si L'affaire n'est pas étouffée. Il faudra bien que le receveur de Colonge dise ses raisons; il nommera le quidam qui a accompagné Made Lejeune et ce quidam se trouve tout juste celui qui peut tout perdre, c'est ce fripon de Jeanin qui l'a vendue après lui avoir fait les offres les plus pressantes. C'est ce Jeanin, controlleur du bureau de Sacconey, dont nous obtiendrons probablement la destitution par monsr Rougeot, fermier général notre ami, et par Monsr de la Reignière à qui nous avons écrit. Mais nous ne tenons rien si nous ne sommes secondés. Il est si aisé de faire parler à des fermiers généraux, que je ne conçois pas qu'on ait pu manquer ce préliminaire qui est d'une nécessité absolue. Si ce nommé Jeanin reste encore au paÿs de Gex quinze jours, j'aimerais autant que toute cette histoire fût dans la gazette; et vous verrés qu'elle y sera pour peu qu'on se néglige, car malheureusement en quelqu'endroit que soit mon oncle il est sous le chandelier. Croyez-moi, Madame, je vous en conjure, éxigeons de Monsr de Montion qu'il diffère le raport, engagez Monsr Le Duc de Praslin à demander très sérieusement que tout soit assoupi. Je l'estime trop pour penser qu'il craigne de se compromettre pour une amie telle que vous. Il aurait dû parler dès le 28 décembre. A quoi sert L'amitié si elle n'agit pas? Votre cœur entend le mien, je vous suis attachée pour le reste de ma vie. Pardonnés-moi si je ne vous écris point de ma main; cette affaire m'a ôté le sommeil et la santé, je ne sais plus où j'en suis. Tout ce que je puis faire, Madame, c'est de vous assurer des tendres sentimens que je vous ai voué pour jamais.