Dimanche au soir 4e Janv: 1767
En attendant que je reçoive demain une Lettre de vous, mon divin ange, sur cette malheureuse affaire, je dois vous instruire de tout dans le plus grand détail.
Cette femme innocente et infortunée, est en route, comme je vous l'avais marqué. Mais ce nom de Le Jeune sous lequel elle était venue me fait toujours trembler. Son mari lui avait donné un billet pour les Cramer dans lequel il spécifiait les marchandises qu'elle devait acheter. Les Cramer, qui sont mes libraires, n'ont point de ces effets dangereux, ils n'impriment que mes ouvrages. Elle s'adressa à un autre et lui laissa par malheur la note de son mari, signée, Lejeune valet de chambre de mr D. C'était une note particulière de son mari à elle, il faut qu'elle soit tombée par mégarde quand on faisait ses petits ballots, car elle est très prudente et ne compromet personne. Je retirerai ce billet, n'en soiez point en peine. Ne grondez point vôtre valet de chambre et encor moins cette pauvre femme; ce qui est fait est fait, il ne s'agit que de se tirer de ce bourbier.
Après nous être tournés de tous les sens il nous a paru que le procez criminel contre la Doiret était trop dangereux, parce qu'elle est trop connue sous le nom de Lejeune; parce que tous nos domestiques seraient interrogés; parce que cette femme aiant demeuré huit jours avec eux ils ont sçu qui elle est et qui est son mari; parce qu'enfin aiant resté plusieurs jours chez nous, et s'étant servie de nôtre équipage, nous sommes présumés être ses complices, quoi qu'assurément nous en soions bien éloignés. Le mieux est sans doute d'étouffer l'affaire; mais comment s'y prendre? je n'en sçais rien au milieu de mes neiges avec mon quart d'apopléxie, et la faiblesse où je suis.
Je pense même que Mr Le Vice chancelier y sera fort embarassé. Il ne le serait pas si vous étiez son ami intime; je crois pourtant que vous étiez assez lié avec lui quand il était premier président; enfin, vous êtes sur les lieux; mais peut être un vieux vice chancelier n'a point d'amis, et moi j'ai beaucoup d'ennemis. Vous savez que je n'ai absolument rien à me reprocher; mais vous savez aussi que celà ne suffit pas.
Je persiste entièrement dans mon premier avis, qui est que mr le Vice Chancelier se fasse représenter les malles adressées à la Dame Doiret de Châlons; qu'il fasse brûler secrettement ce qu'elles contiennent, et qu'il laisse made Denis disputer son droit en matière civile contre la saisie illégale de ses équipages. Il est certain que cette saisie ne peut se soutenir en justice règlée; les commis même ne l'entreprendront pas. Cette tournure que je proposai d'abord, me parait encor la meilleure de toutes, quoi qu'elle me soit venue dans l'esprit, et que je n'aie pas d'ordinaire grande foi à mes expédients. Made Denis vous embrasse cent fois; elle est consternée et malade. Je serais au désespoir de la quitter dans cet état.
Voicy cependant un éxemplaire que vous pourez faire lire à Le Kain. Je vous adresserai bientôt l'ouvrage avec la musique en marge. Vous voiez que l'état horrible où je suis ne me fait pas négliger les belles Lettres qui sont après vous la plus douce consolation de ma vie. Adieu mon très cher et très adorable ange.
V.