1767-01-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je reçus hier, mes divins anges, une Lettre de mr De Chauvelin qui est de vôtre avis sur les longueurs de la scène d'Obeide avec son père au 5e acte.
J'étais bien de cet avis aussi, et aulieu de retrancher dix à douze vers comme je l'avais promis à mr de Thibouville, j'en avais retranché vingt quatre. Nous répétâmes la pièce, le 5e acte nous fit un très grand éffet aumoien de quelques corrections que vous verrez dans les deux copies que je vous envoie.

L'état où je suis ne me permet pas de songer d'avantage à cette pièce; la voilà entre vos mains, il y a un terme où il faut enfin s'arrêter. Voiez si en éffet les Comédiens seront en état de vous en amuser pendant le Carême. Pour moi, je suis assez malheureux dans ma Scithie pour que vous me pardonniez de m'occuper un peu moins de la Scithie, d'Obeïde et d'Indatire.

Parmi les malheurs imprévus qui me sont survenus du côté de Genêve et de celui du Virtemberg, ce n'en est pas un médiocre pour moi que l'avanture de la Doiret. On me mande qu'on poura bien renvoier toute l'affaire à la Tournelle de Dijon. Si la chose est ainsi elle est funeste. On avait demandé à Mr le vice chancelier par plusieurs mémoires qu'il laissât au cours de la justice ordinaire le différend consistant dans le paiement des habits achetés par la prétendue Doiret et dans l'estimation de l'équipage; et l'on se flattait que la malle dans laquelle les commis avaient enfermé la contrebande de la Doiret serait envoiée à mr Le vice chancelier selon l'usage. Il y en avait déjà plusieurs éxemples. Mr Le V. C. avait lui même ordonné au receveur de ce bureau de lui envoier en droiture toutes les marchandises de cette espèce qu'il pourait saisir. On espérait donc avec raison que ces éffets lui parviendraient bientôt, qu'il les garderait, qu'il en ferait ce qu'il lui plairait, que des amis et de la protection étoufferaient tout éclat sur cette partie du procez, le reste n'étant qu'une bagatelle.

Mais si malheureusement le tribunal à qui cette affaire a été renvoiée juge qu'elle est entièrement de la compétence de la Tournelle de Dijon, qu'arrivera t'il alors? La malle de la Doiret sera portée à Dijon, La personne accusée dans le procez verbal par un quidam sera confrontée avec ce Quidam, on soupçonera violemment cette personne d'avoir fourni elle même des marchandises prohibées trouvées dans son équipage. Son nom, et la nature des éffets exciteront une rumeur épouvantable, et quel que soit l'évênement de ce procez criminel, il ne peut être qu'affreux.

La personne en question en réclamant la justice ordinaire contre la prétendue Doiret, n'intentait qu'un procez imaginaire, et celui qu'on lui fait craindre aujourd'hui n'est que trop réel. J'ai écrit un petit mot à mr De Chauvelin pour le prier d'agir auprès de mr De La Reignière qui peut aisément écarter le quidam trop connu. Je suis bien sûr que vous en aurez parlé à mr De Chauvelin.

Enfin, si cette affaire est jugée au conseil de la façon qu'on nous le mande, si le tout est renvoié à la Tournelle de Dijon, ne pourait on pas prévenir cet éclat horrible? Le prétexte du renvoi à Dijon serait ce me semble la litige concernant la validité de la saisie. Ce ne serait donc réellement qu'un procez ordinaire entre la propriétaire de l'équipage saisi, et le receveur saisissant. L'accessoire dangereux de ce procez serait la malle saisie dans laquelle les juges trouveraient le corps de délit le plus grave et le plus punissable. Cet accessoire alors deviendrait l'objet principal, et vous en voiez toutes les conséquences. Pourait-on prévenir un tel malheur en s'accomodant avec les fermiers généraux? en paiant au receveur saisissant la somme dont on conviendrait sous le nom de la Doiret?

Voilà, ce me semble, une manière de terminer cette cruelle affaire. Mais s'il arrive qu'on la traitte comme un délit dont le procureur général doit informer, le remêde alors parait bien plus difficile. On ne peut éviter un ajournement personel qui se change en prise de corps lorsqu'on ne comparait point; et soit qu'on se dérobe à l'orage, soit qu'on le soutienne, la situation est également déplorable.

Je soumets toutes ces réflexions à votre cœur autant qu'à la supériorité de vôtre esprit. Vous voiez les choses de près, et je les vois dans un lointain qui les défigure. Je les vois à travers quarante lieues de neiges qui m'assiègent, accablé de maladies, entouré de malades, bloqué par des troupes, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, chargé pendant toute l'année de l'entretien d'une maison immense, et n'aiant de tous côtés que des banqueroutes pour la faire subsister, ne pouvant dans le moment présent ni rester dans le païs de Gex, ni le quitter. La philosophie, dit-on, peut faire suporter tant de disgrâces. Je le crois, mais je compte beaucoup plus sur vôtre amitié que sur ma philosophie.

J'envoie deux éxemplaires éxactement corrigés, sous l'enveloppe de mr le Duc de Praslin.