à Ferney 26e xbre 1766
Il faut, mon cher Monsieur, vous mettre entièrement au fait, mon oncle vous écrivit d'abord le mardy au soir avant que cette femme fût revenue; elle revint enfin, pendant la nuit plus morte que vive, sur une charette.
Elle s'est très bien conduite; elle n'a point dit son nom aux employés; elle s'est appellée Doiret, mais malheureusement tout le monde sait dans la maison qui elle est. Elle s'était annoncée de votre part comme la femme de votre valet de chambre le Jeune devant Monsr De la Harpe, made de La Harpe, et un autre parisien qui connaissent son mary et qui savent que le Jeune est associé de Merlin, et qu'il vend lui même beaucoup de livres. Nous avons recommandé le secret à Monsr et à Mad de la Harpe, et à la Compagnie qui est chez nous. Nous espérons avec juste raison qu'on ne nous trahira pas.
Mon oncle a servi cette femme avec tout le zèle et tout L'empressement qu'il devait avoir pour une personne que vous lui recommandiés d'une manière très pressante. Elle demeurait à Genêve dans une hôtellerie qui est excessivement chère, et ce fut pour lui épargner des dépenses qui la consumaient, que nous La fimes venir chez nous.
Nous lui prêtâmes des équipages pour aller faire à Genêve tous les marchés qu'elle a voulu. Elle acheta beaucoup d'exemplaires de Freret, de Dumarsay, de Boulanger, de Bolingbroke, de la Metriei, de lettres de Covelle sur les miracles, de dictionnaires philosophiques, des testaments du curé Mêlier; le vicaire savoyard de Rousseau eta eta. Elle prit beaucoup de vieux habits pour mettre dans trois grandes malles avec ses livres en feuilles, qu'elle comptait faire plomber au premier bureau d'un bourg nommé Collonge à six lieues de notre château.
On la fit accompagner par un homme qui doit tout à mon oncle, et auquel mon oncle avait même prêté de l'argent en dernier lieu. Cet homme par scélératesse ou par bêtise, a déclaré que l'équipage et les hardes nous appartenaient et que mon oncle souhaittait que les livres allassent à Chalons sur Sône. Tout fut saisi et le procez verbal doit être entre les mains de Mr le vice Chancelier deux ou trois jours avant que vous receviés ma lettre.
S'il en a déjà parlé au Roy tout est perdu. S'il n'en a point encore parlé, tout peut se raccomoder.
Mr le vice chancelier doit bien savoir que mon oncle ne vend pas de livres. Il doit savoir aussi qu'il ne peut être L'auteur d'aucun des ouvrages dont cette femme était chargée. Le Curé Mêlier est en manuscrit à Paris depuis trente ans et imprimé depuis dix. Le vicaire savoyard de Rousseau et les autres imprimés publiquement ne peuvent lui être imputés et cette femme n'est assurément pas notre Commissionnaire.
J'ai envoyé en mon nom un mémoire à Mr le vice chancelier dans lequel je déclare qu' une femme nommée Doiret à moi inconnue, est venue dans ma maison acheter de mes domestiques beaucoup de hardes; qu'elle a emprunté d'eux à mon insçu un carosse et des chevaux de la ferme, qu'un étranger qui était son Conducteur a dit au bureau de Collonge que c'était de la part de mon Oncle, croyant en imposer par un nom connu; Que cette femme a avoué que les livres sont à elle; que son aveu est dans le procez verbal; que L'addresse des malles est à made Doiret à Chalons; que ni elle ni son oncle n'ont jamais connu ni la Doiret résidente à Chalons ni celle qui est venue en Suisse et à Genêve.
A L'égard de la femme Lejeune qui est dans un état déplorable, nous en aurons d'autant plus de soin qu'elle ne vous a point compromis, et qu'elle a eu la sagesse de ne se point nommer au bureau. Mais sûrement on interrogera La Doiret de Chalons qui étant intimidée, nommera votre valet de chambre Lejeune. Vous préviendrés sans doute les suittes de cette cruelle avanture; vous sentés combien il est nécessaire que vous parliés ou fassiés parler sans différer à Monsr le vice chancelier et que cette affaire soit étouffée. Il peut donner ordre au directeur du Bureau de Collonge de lui addresser les malles qui contiennent les imprimés et les brûler sans qu'il en soit plus parlé. En un mot, il peut tout et il n'y a rien que l'on puisse négliger dans une affaire aussi délicate et aussy importante.
A L'égard de mon oncle qui est très malade il va consulter un fameux médecin en Suisse. Il est bien à plaindre et moy aussy. Vous connaissez sa sensibilité, il mourra peut être de cette affaire là.a Jugez Monsieur du désespoir où je suis, vous êtes nos anges, faites entourer Mr le chancelier. Je mets toute mon espérence en vous et Madame Dargental, je vous suis à tous deux inviolablement attachée pour la vie.
Denis
La femme a déclaré dans le procès verbale quelle ne nous connoissait pas que c'était un carosse et des gens qu'elle paiait. Elle s'est conduite comme une héroine et mérite la plus grande estime. Mais l'homme qui était avec elle l'a vandue et a eu la malignité d'ajouter que les malles étoient à mr de Voltaire. Il est question de prouver la fauceté de cette déclaration. La déposition de la femme étant toute contraire à celle de cette homme, voilà ce qui peut prouver notre inossence, la saisie est faite, la femme est sauvée, il faut étoufer l'affaire.