1767-01-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes divins anges, nous recevons vôtre Lettre du 3 janvier.
Allons vîte au fait. 1º l'affaire était si grave, que la première chose que dit le receveur du bureau à cette Dame, c'est qu'elle serait pendue. 2º Le fidèle Wagniere vous écrivit du bureau même, pendant que les monstres du bureau écrivaient à mr le vice chancelier. 3º cette affaire étant arrivée le 23 xbre au soir nous n'avons eu de nouvelles détaillées de vous qu'aujourd'hui 8 janv: et Lejeune a écrit quatre Lettres à sa femme dans cet intervale. 4º Nous ne pouvions faire autre chose que d'envoier mémoire sur mémoire au seul maître de cette affaire, tous ces mémoires ont été uniformes, nous avons toujours dit la même chose, et nous ne pouvions deviner que vous imagineriez d'alléguer que cette femme est parente de notre femme de charge, attendu que nous ne l'avons jamais dit dans nos déffenses dont vous avez copie, et que Wagnière à qui cette Lettre est dictée n'énonça point du tout cette défaitte dans la lettre qu'il eut l'honneur de vous écrire du bureau.

La femme même articula dans le procez verbal qu'elle avait une parente en Suisse, mais non pas à Ferney. Elle déclara qu'elle ne vous connaissait point, et voicy le certificat que Wagnière vous en donne, en cas que vous aiez perdu sa Lettre. Il nous a donc fallu absolument marcher sur la même ligne, et soutenir toujours ce qui est très vrai, que nous n'avons connu jamais la femme Doiret, et que nous ne vendons point de livres.

5º Il est très vrai encor que le bureau de Colonge est en faute jusques dans sa turpitude, et que sa barbarie n'est point en règle. S'il a cru que la Dame Doiret et son quidam voulaient faire passer en France des choses criminelles, il devait s'assurer d'eux. Première prévarication.

Il n'était pas en droit de saisir les chevaux et le carosse d'une personne qui venait faire plomber ses malles, qui se déclarait elle même, et qui ne passait point des marchandises en fraude selon les ordonnances. Seconde prévarication. Il pouvait même renvoier ces marchandises sans manquer à son devoir, et c'est ce qui arrive tous les jours dans d'autres buraux. Made Denis est légalement autorisée à redemander son équipage, dont d'ailleurs cette femme Doiret s'était servie frauduleusement, en achetant des habits de nos domestiques, et en empruntant d'eux un équipage et des malles.

6º Nos malles ne nous sont revenues au nombre de deux que parce que les commis mirent les papiers dans une troisième pour être envoiés à mr le vice chancelier.

7º Il est impossible que, si nous passons le moins du monde pour complices de la femme qui faisait entrer ces papiers, nous ne soions exposés aux désagréments les plus violents.

8º Quand nous ne serions condamnés qu'à la plus légère amande nous serions déshonorés à quinze lieues à la ronde dans un païs barbare et superstitieux. Vous ne vous connaissez pas en barbares.

9º Si on ne trouve pas un ami de mr de la Reiniere qui obtienne de lui la prompte et indispensable révocation du nommé Janin, controlleur du bureau de Saconney entre Genêve et Ferney, l'affaire peut prendre la tournure la plus funeste.

Cette affaire, toute désagréable qu'elle est, ne doit préjudicier en rien à celle des Scithes, au contraire, c'est une diversion consolante, et peut être nécessaire. Il serait bon sans doute que la pièce fût jouée, incessamment, et que les acteurs eussent leurs rôles, mais sans deux bons vieillards et sans une Obeide qui sache faire entrevoir ses larmes en voulant les retenir, et qui découvre son amour sans en parler, tout est bien hazardé. J'ai d'ailleurs fait imprimer l'ouvrage pour prévenir l'impertinente absurdité des comédiens que mlle Clairon avait accountumés à gâter toutes mes pièces; ce désagrément m'est beaucoup plus sensible que le succès ne pourait être flatteur pour moi.

J'imagine que l'épitre dédicatoire n'aura pas déplu à Messrs les ducs de Praslin et de Choiseuil, et c'est une grande consolation pour le bonhomme qui cultive encor son jardin au pied du Caucase, mais qui ne fera plus éclore de fleurs ni de fruits après une avanture qui lui ôte le peu de force qui lui restait. Ce bon vieillard vous tend les bras, de ses neiges de Scithie aux murs de Babilone.

V.

Je déclare, que je n'ai jamais articulé dans aucun papier que la Dame Doiret eût des parents dans la maison. Fait à Ferney 9e Janvier 1767

Wagniere

Je déclare la même chose comme ayant été présent.

Racle

C'est sur quoi nous avons insisté dans toutes nos Lettres. Nous n'avons proposé l'intervention de mr De Courteilles, que comme le croiant à portée par lui ou par ses amis d'engager les fermiers généraux chargés du païs de Gex, à casser au plus vite ce malheureux. Nous vous répétons que c'est un préalable très important pour empêcher que vôtre nom ne soit compromis, et que nous ne soions exposés à un procez criminel.

Vous avez mes divins anges, un résumé éxact de l'affaire. Puis qu'elle dépend de mr De Montion, que nous avons vu aux Délices, nous allons lui écrire. Vous connaissez sans doute le conseiller d'état qui préside à ce bureau. Nous avions espéré que Mr le vice chancelier aurait la bonté de décider lui même cette affaire et qu'il commencerait par s'informer s'il y a en effet une femme Doiret à Chalons, à laquelle la malle pleine de papiers est adressée. Il est fort triste que cette aventure soit discutée devant des juges qui peuvent la criminaliser, mais nous comptons sur vôtre zèle, sur vôtre activité, sur vos amis. Nous n'avons rien à nous reprocher, et s'il arrive un malheur on aura la fermeté de le soutenir, malgré l'état languissant où on est, et malgré la rigueur extrème d'un climat qui est quelquefois pire que la Sibérie. N'en parlons plus, mes chers anges, il n'est question que d'agir auprès de mr De Montion et du président du bureau, non pas comme demandant grâce, mais comme demandant justice, et conformément à nos mémoires dont aucun ne dément l'autre. Nous ne voulons point nous contredire comme Jean Jaques. Voilà nôtre première et dernière résolution dont nous ne nous sommes jamais départis comme nous ne nous départirons point des tendres sentiments qui nous attachent à vous pour toute nôtre vie.

V.