1767-01-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous serez peut être impatienté, mon adorable ange, de recevoir si souvent de mes Lettres; mais c'est que je suis bien affligé d'en recevoir si peu de vous.
Pardonnez, je vous en conjure, aux inquiétudes de made Denis et aux miennes.

Voiez encor une fois dans quel embaras cruel nous a jetté le délai de faire parler à mr le vice chancelier, que dis-je, mon cher ange, de lui faire parler! On s'est borné à lui faire écrire, et il n'a reçu la Lettre de recommandation qu'après avoir porté l'affaire à un bureau de conseillers d'Etat. Voilà certainement de ces occasions où Mr Le Duc De Praslin aurait pu parler sur le champ, interposer son crédit, donner sa parole d'honneur et finir l'affaire en deux minutes.

Vous nous mandâtes quelque temps auparavant à propos de mr De Sudre que les ministres s'étaient fait une loi de ne se point compromettre pour leurs amis, et de ne se rien demander les uns aux autres. Ce serait assurément une loi bien odieuse que l'indifférence, la molesse et un amour propre concentré en soi même auraient dictée. Je ne puis m'imaginer qu'on n'ait de chaleur que pour des vers de Tragédie, et qu'on n'en mette pas dans les choses les plus intéressantes pour des amis tels que vous.

Il ne m'apartient pas de me dire l'ami de mr Le Duc De Choiseuil, comme Horace l'était de Mécène, mais il m'honore de sa protection. Sachez que dans le temps même que vous ne vous adressiez pas à vôtre ami pour une affaire éssentielle qui peut vous compromettre autant que moi même, mr Le Duc De Choiseuil, accablé d'affaires, parlait à mr Le vice chancelier pour un maître des comptes, beaufrère de mlle Corneille qui a épousé mr Dupuits. Mr Le Duc de Choiseuil, qui ne connait ni mr Dupuits, ni ce maître des comptes, faisait un mémoire à ma seule recommandation, le donnait à mr De Maupeou, m'envoiait copie du mémoire, m'envoiait une Lettre de quatre pages de mr le vice chancelier sur cette affaire de bibus. Voilà comme on en agit quand on veut obliger, quand on veut se faire des créatures. Mr Le Duc De Choiseuil a tiré deux hommes des galères à ma seule prière, et a forcé mr Le comte de st Florentin à faire cette grâce. Je ne connaissais pas assurément ces deux galériens, ils m'étaient seulement recommandés par un ami.

Est-il possible que dans une affaire aussi importante que celle dont il s'agit entre nous, vôtre ami qui pouvait tout, soit demeuré tranquile! Pensez vous qu'une Lettre de made La Duchesse D'Anville écrite après coup ait fait une grande impression, et ne voiez vous pas que le président du bureau peut s'il le veut faire un très grand mal?

Quand je vous dis que Lejeune passe pour être l'associé de Merlin, je vous dis la vérité, parce que Laharpe l'a vu chez Merlin, parce que sa femme elle même a dit à son correspondant qu'elle faisait des affaires avec Merlin. En un mot, pour peu que le président du bureau ait envie de nuire il poura très aisément nuire, et je vous dirai toujours que cette affaire peut avoir les suittes les plus douloureuses si on ne commence par chasser de son poste le scélérat Janin. Dès qu'il sera révoqué, je trouverai bien le moien de lui faire vider le païs sur le champ, ne vous en mettez pas en peine.

Est-il possible que vous ne vouliez jamais agir! Quelle difficulté y a t'il donc à obtenir de mr De la Reinière ou de mr Rougeot la révocation soudaine d'un misérable et d'un criminel? N'est-ce pas la chose du monde la plus aisée de parler ou de trouver quelqu'un qui parle à un fermier général? Je vous répète encor ce que nous avons dit made Denis et moi dans notre dernière Lettre; demandons des délais à mr De Montyon. Faittes agir cependant ou agissez vous même auprès de mr De Maupeou, qu'on lui fasse sentir l'impertinente absurdité de m'accuser d'être le colporteur de 80 (car je sçais à présent qu'il y en a tout autant) éxemplaires du vicaire savoyard de Jean Jaques, mon ennemi déclaré! Songez bien surtout à nôtre dernier mémoire, signé de made Denis, du 28e xbre, commençant par ces mots, Le sr De Voltaire étant retombé malade. Observez que tous nos mémoires sont uniformes. Réparez autant que vous le pourez le dangereux énoncé que vous avez fait que la femme Doiret était parente de nôtre femme de charge; nous avons toujours affirmé tout le contraire selon la plus éxacte vérité. Nous avons même donné à mr Le vice chancelier, et par conséquent au président du bureau, la facilité de savoir au juste cette vérité par le moien du président du grenier à sel de Versailles, beaufrère de nôtre femme de charge. Nous n'avons épargné aucun soin pour être en tout d'accord avec nous mêmes, et cette malheureuse invention de rendre la femme Doiret parente de nos domestiques, est capable de tout perdre.

Pardon, mon cher ange, si je vous parle ainsi. L'affaire est beaucoup plus grave que vous ne pensez; et il faut en affaires s'expliquer sans détour avec ceux qu'on aime tendrement.

Ne dites point que les mots d' affaire cruelle et déshonorante, soient trop forts, ils ne le sont pas assez. Vous ne connaissez pas l'esprit de province, et surtout l'esprit de nôtre province. Il y a un coquin de prêtre contre lequel j'ai fait intenter il y a quelques années un procez criminel, pour une espèce d'assassinat dévotement commis par lui; il lui en a coûté quatre mille francs, et vous pensez bien qu'il ne s'endort pas; et quand je vous dis qu'il faut faire chasser incessamment Janin, qui est lié avec ce prêtre, je vous dis la chose du monde la plus nécessaire, et qui éxige le plus de promptitude.

On parle déjà d'engager l'évêque du païs à faire un mandament allobroge. Vous ne pouvez concevoir combien le tronc de cette affaire a jetté de branches, et tout celà pour n'avoir pas parlé tout d'un coup, pour avoir perdu du temps, pour n'avoir pas emploié sur le champ l'intervention absolument nécessaire d'un ministre qui pouvait nous servir, d'un ami qui devait vous servir.

Si la précipitation gâte des affaires, il y en a d'autres qui demandent de la célérité et du courage, il faut quelquefois saper, mais il faut aussi aller à la brêche.

Pardon encor une fois mon très cher ange; mais vous sentez que je ne dis que trop vrai.

Pour faire une diversion nécessaire au chagrin qui nous accable, et pour faire sentir à toute la province, que nous ne redoutons rien des deux plus détestables engeances de la terre, c'est à dire des commis et des prêtres, nous répétons les Scithes, nous les allons jouer, on va les jouer à Genêve et à Lausanne; nous vous conseillons d'en faire autant à Paris. J'envoie la pièce corrigée avec les instructions nécessaires en marge, sous l'envelope de mr Le Duc De Praslin. Je souhaitte que la pièce soit représentée à Paris comme elle le sera chez moi. Je me joins à made Denis pour vous embrasser cent fois avec une tendresse qui surpasse de bien loin toutes mes peines.

V.

Ah il est bien cruel que M. de Pralin ne se mêle que des Scites.