1766-12-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Voiez, mon cher ange, si Homère n'avait pas raison de dire que le destin est le maître de tout.

Premièrement c'est un étrange éffet de la destinée que la femme de vôtre ancien laquais Lejeune soit la sœur d'un homme qui aurait été peut être maréchal de Frances s'il eût vécu, et qui sûrement aurait mérité de l'être.

Secondement, c'est encor une grande fatalité qu'elle soit venue à Ferney, mais en voicy une troisième non moins forte.

Parmi soixante et dix mille scélérats en commission qui sont emploiés à tourmenter la nation dans les bureaux des fermes, il y a entre autres un scélérat nommé Janin revétu de l'emploi de controlleur du dernier bureau entre la France et Genêve, dans un village nommé Saconney. Cet homme m'a les plus grandes obligations; j'ai empèché deux fois qu'on ne le chassât de son poste; je lui ai prêté une maison, je lui ai prêté de l'argent. Lui et sa femme venaient souvent diner à la table de nôtre maître d'hôtel. Il vit plusieurs fois cette pauvre Lejeune qui n'avait point d'autre nom dans la maison (car elle n'a pris le nom de Doiret qu'au bureau de Colonge où elle a été arrêtée à six lieues de Ferney sur la route de Chalons.)

L'infernal Janin a été son confident, il s'est offert de la servir, il l'a conduite lui même de Ferney à Collonge dans mon carosse, moiennant une récompense; et c'est là qu'il l'a trahie pour avoir outre sa récompense le tiers des éffets qu'il a fait saisir.

Cet homme pour être plus sûr de sa proie, et craignant que nous ne réclamassions le carosse, les chevaux et les habits qui étaient dans les malles mêlés avec les papiers de made Lejeune, déclara que les papiers m'appartenaient et made Lejeune eut la probité ou l'imprudence, de dire dans son trouble que les papiers étaient à elle.

Nous ne savions point, quand nous avons commencé la procédure contre des quidams, que Janin était instruit du nom de Lejeune. Nous ne pouvons plus continuer la procédure contre ce misérable, trop instruit que made Lejeune est la femme de votre valet de chambre, et qui ne manquerait pas de le déclarer en justice.

Il est d'une nécessité indispensable de commencer par faire révoquer cet homme; il n'est pas de la province et il n'y restera certainement pas. Il n'y a qu'à dire un mot à mr Rougeot, fermier général chargé de la ruine du païs de Gex, il est de Dijon, c'est un très bon homme. Mr De Courteilles, ou quelque autre peut prier mr Rougeot de renvoier Janin sans délai. J'agirai de mon côté. Rougeot m'aime, et il est venu coucher souvent à Ferney.

La destitution de cet homme est l'objet le plus important de cette affaire, et le seul qui puisse nous délier les mains. Car ce monstre n'osant avouer son crime, n'a été qu'un dénonciateur secrêt, et il n'est fait mention de lui dans le procez verbal de Colonge que sous le nom d'un quidam. Dès qu'il sera écarté nous serons à nôtre aise, et nous informerons contre ce quidam sans nommer jamais Janin. Ou si on le nomme, il ne sera plus à craindre.

Made Denis persiste toujours dans la juste résolution de redemander ses chevaux et son carosse, car si elle consent à la saisie, elle s'avoue coupable avec moi d'un délit que nous n'avons commis ni l'un, ni l'autre. Pour moi, je fonde mon innocence sur l'impossibilité morale que je fasse commerce de Livres, et qu'à l'âge de soixante et treize ans je me sois fait colporteur pour faire fortune.

Tout cecy est horrible, je le sçais, mon cher ange, mais vous avez du courage et de la sagesse, et vous viendrez à bout de tout. Il y a dans la vie de plus grands malheurs; il n'y a autre chose à faire qu'à les réparer ou à les suporter. Mon âme sera aussi à son aise dans un village de Suisse ou de Hollande que dans celui de Ferney, et partout où sera cette âme elle adorera la vôtre. Je sera déjà parti, tout languissant que je suis, et je serais actuellement enfoncé dans les neiges, si je n'attendais pas de vos nouvelles. Je ne veux ni partir, ni mourir, sans en avertir mon cher ange.

V.