Ferney, par Genève, 9 janvier [1767]
Monsieur, c'est une grande consolation que vous soyez le juge de ma nièce, madame Denis; car, pour moi, n'ayant rien, on ne peut rien m'ôter; j'ai tout donné.
Le château que j'ai bâti lui appartient; les chevaux, les équipages, tout est à elle. C'est elle que les cerbères de bureau d'entrée persécutent; nous avons tous deux l'honneur de vous écrire pour vous supplier de nous tirer des griffes des portiers de l'enfer.
Vous avez sans doute entre les mains, monsieur, tous nos mémoires envoyés à monsieur le vice-chancelier, qui sont exactement conformes les uns aux autres, parce que la vérité est toujours semblable à elle même.
Il est absurde de supposer que madame Denis et moi nous fassions un commerce de livres étrangers: il est très aisé de savoir de la dame Doiret de Châlons, à laquelle les marchandises sont adressées par une autre Doiret, toute la vérité de cette affaire, et où est la friponnerie.
Nous n'avons jamais connu aucune Doiret, y en eût il cent: il y a une femme Doiret qui est venue dans le pays en qualité de fripière; elle a acheté des habits de nos domestiques, sans que nous l'ayons jamais vue; elle a emprunté d'eux un vieux carrosse et des chevaux de labourage de notre ferme, éloignée du château, pour la conduire; et nous n'en avons été instruits qu'après la saisie.
Loin de contrevenir en rien à la police du royaume, j'ai augmenté considérablement la ferme du roi sur la frontière où je suis, en défrichant les terres, et en bâtissant onze maisons; et, loin de faire la moindre contrebande, j'ai armé trois fois mes vassaux et mes gens contre les fraudeurs. Je ne suis occupé qu'à servir le roi, et j'ai trouvé dans les belles lettres mon seul délassement à l'âge de soixante-treize ans.
Nous avons encore beaucoup plus de confiance en vos bontés, monsieur, que nous n'avons de chagrin de cette aventure inattendue. M. d'Argental peut vous certifier sur son honneur que nous n'avons aucun tort, madame Denis, ni moi; et mon neveu, l'abbé Mignot, en est parfaitement instruit.
Nous espérons recouvrer incessamment des pièces qui prouveront bien que nous n'avons jamais eu la moindre connaissance du commerce de la femme Doiret, ni de sa personne: nous vous demandons en grâce d'attendre, pour rapporter l'affaire, que les pièces vous soient parvenues. Madame Denis est trop malade pour avoir l'honneur de vous écrire; et moi, qui l'ai été beaucoup plus qu'elle, j'espère que vous pardonnerez à un vieillard presque aveugle si j'emploie une main étrangère pour vous présenter le respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi
Je me joins à mon oncle avec les mêmes sentiments, monsieur. Votre très humble et très obéissante servante,
Denis