1767-01-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Nous sommes très inquiets de la santé d'un de nos anges, et nous en demandons des nouvelles à l'autre.
Voici bientôt le temps de vous amuser des Scithes. Mon dernier mot est rarement mon dernier mot. J'envoie deux éxemplaires très bien corrigés à mr le duc de Praslin. Je vous prie d'en remettre un à mr Le Kain, de faire porter les corrections sur les autres, de les éxaminer avec vos amis, et de faire valoir auprès d'eux ma docilité et mes éfforts. Comptez que c'est beaucoup pour un malade enseveli dans la neige et dans les chagrins.

Voici enfin la leçon suivant laquelle nous jouons le 5e acte à Ferney. Ce dernier acte nous a fait la plus grande impression. Nous avons trouvé dans made De Laharpe un talent bien singulier. Il ne lui a fallu que deux ou trois répétitions pour acquérir ce que mlle Clairon a longtemps cherché. Sa déclamation pleine de tendresse et de force est soutenue par la figure la plus nôble et la plus théâtrale, par de beaux yeux noirs qui disent tout ce qu'ils veulent dire, par un geste naturel, par la démarche la plus libre, et par les attitudes les plus tragiques. Son mari est un acteur excellent. Il récite des vers aussi bien qu'il les fait; et quoi que très petit, il a une figure fort agréable sur le théâtre.

Cette occupation nous console un peu de nos malheurs, et vous savez que ces malheurs sont la guerre et la famine en attendant la peste.

Ce que je crains de la part du Conseil me parait un plus grand fléau, car certainement, si on renvoie le tout indivisiblement au procureur général de Dijon celà devient une affaire horrible, décrêt de prise de corps contre la Doiret qu'on peut retrouver, ajournement personel contre la Doiret de Châlons qu'on trouvera, et qui dira tout, ajournement contre le quidam qui est très connu, et dont les dépositions jetteront les intéressés dans le plus grand embarras, ajournement personnel contre celui qui est nommé dans le procez, décrêt de prise de corps s'il ne comparaît pas, confiscation des biens attachée à tout décrêt de prise de corps auquel on n'obéit pas, une famille entière tombée tout d'un coup de l'opulence dans la pauvreté, sept ou huit personnes accoutumées à vivre ensemble depuis dix ans séparées pour jamais, la nécessité de chercher une retraitte en traversant des montagnes de glaces et des précipices, quand on est au lit accablé de vieillesse et de maladies, voilà, sans aucune éxagération tout ce qui peut arriver, et ce qui arrivera infailliblement si on prend le parti funeste dont on nous a parlé.

C'est donc ce qu'il faut éviter avec le plus grand soin. Il faut tâcher que le tout soit jugé définitivement au Conseil. On condamnera la Doiret, à la bonne heure; il n'y aura là aucun mal ni pour elle ni pour personne. Que l'équipage soit déclaré bien confisqué et qu'on s'accomode avec les fermiers pour le prix, cela est encor très aisé. Tout serait fini alors. Nous avions demandé dans tous nos mémoires, que la malle de la Doiret fût envoiée au premier magistrat selon l'usage; nous le demandons encor. Nous voulions débatre la confiscation en justice règlée, nous abandonnons ce point. Nous ne craignons rien tant qu'un procez criminel devant un parlement, quelqu'il puisse être. Nous demandons surtout que le jugement du Conseil soit différé s'il est possible parce que le temps adoucit tout, à moins que vous ne soiez sûr d'un jugement favorable; mais qui peut en être sûr? Cette affaire fait déjà du bruit à Versailles; je n'en ai point écrit à mr le Duc De Choiseuil, et depuis sa Lettre sur les Scithes je n'ai point eu de nouvelles de lui. J'en ai dans le moment et je suis très content de lui; il nous délivre de la famine. Je ne lui ai point parlé de la Doiret. Je m'étais flatté que, si les Scithes réussissaient ce succez pourait faire une diversion heureuse et détourner la persécution qui menace une tête de 73 ans, et un corps de 90. Je peux m'être trompé en cela mais aumoins ce succez sera une consolation que je recommande à vos bontés généreuses. Mon attachement et ma tendresse pour vous sont une consolation bien supérieure à tous les succès possibles.

N. B. Vous savez quelle est à présent la persécution de tout ce qui a raport à cette affaire. Un homme de Lorraine très protégé vient d'être conduit en prison à Paris.