à Ferney 26e janv: 1767
Vous m'inspirez, Monsieur, bien des sentiments à la fois, la reconnaissance de vos bontés, et l'étonnement des ressources de vôtre esprit dans un genre qui n'est chez vous qu'un amusement passager.
Jamais Lettre ne m'a fait plus de plaisir que celle dont vous m'honorez. Nous allions faire une répétition des Scithes à Ferney quand je la reçus à peuprès comme on jouait aux échecs au siège de Troye pour faire diversion quand on mourait de faim. Nous avons sur le champ changé beaucoup de choses à la scène d'Obeide et de son père au 5e acte. Nous pensons comme vous que cette scène trop longue refroidissait l'action. Le 5e acte nous fait actuellement un grand éffet.
Si je n'étais pas pressé par le temps, et par des affaires bien cruelles, je vous apporterais peu être quelques raison pour faire voir qu'un dénouement prévu par le spectateur ne peut jamais déplaire que quand ce même dénouement est prévu par les personnages à qui on veut le cacher. Je vous dirais que le spectateur ou le Lecteur se met toujours malgré lui même à la place des personnages. Je vous en ferais voir cent éxemples. Mais dans l'état où je suis, je vous avoue que je suis plus occupé de mes propres chagrins que de ceux d'Obeïde. Mr D'Argental vous a dit sans doute de quoi il s'agit; il dit que vous pouvez tout auprès de mr De La Reignière; il est très aisé à mr de la Reignière de faire envoier ailleurs un nommé Janin, qu'il est important d'éloigner de l'endroit où il est. Ce Janin est un emploié des fermes, controlleur à un bureau nommé Saconey entre Gex et Genêve. L'éloignement de cet homme coupable de la perfidie la plus noire, était un préalable nécessaire qui seul pouvait me tirer d'une situation affreuse. Cet évênement, joint au chagrin de me voir bloqué chez moi par des troupes pour les querelles des genevois, un hiver intolérable, une santé ruinée, un âge avancé, un corps souffrant et affaibli, l'impossibilité de vivre où je suis, et l'impossibilité de m'en aller, voilà ce qui compose actuellement ma destinée.
Vôtre lettre, Monsieur, a été pour moi une consolation autant qu'une instruction. J'en profiterais d'avantage si ma pauvre âme avait dans ce môment quelque liberté. Il faut au moins qu'elle soit tranquile pour cultiver avec succez un art que vous me rendez cher par l'intérêt que vous daignez y prendre. Comptez que j'en prends un beaucoup plus vif à vôtre bonheur, à celui de madame De Chauvelin et à toute vôtre famille. Je vous serai attaché jusqu'au dernier moment de ma vie avec le plus tendre respect.