1767-03-31, de Jean François Marmontel à Voltaire [François Marie Arouet].

Que ne vous dois je pas mon illustre maitre d'avoir pris si généreusement ma défense, et tiré pour moi de votre carquois cete flèche du ridicule qui fait trembler les méchans et les sots! La Sorbone va rugir comme Pompignan dès qu'elle en sentira l'atteinte.
Horet lateri letalis arundo. Mais quelle que soit sa rage, vous m'avez fait un grand bien en attachant le mépris à la persécution que j'éprouve de la part de ce troupeau de fanatiques qui n'entendent raison sur rien. Ils me demandent une déclaration; je la ferai tel qu'il me convient. Soyez tranquile sur mon honneur et sur celui de la philosophie. On veut que je modifie mes sentimens sur la tolérance civile. J'ai bien déclaré que je n'en ferai rien. Je serai ferme sur cet article.

Si j'avois prévu que vous auriez la bonté de faire rire aux dépens de mes censeurs, je vous aurois fourni encore des armes. Le père Bonhomme, cordelier, l'un des commissaires nommés pour l'examen de mon livre étoit un personnage à mettre sur la scène. C'est de tous les docteurs de l'église celui qui vuide le mieux un borc de vin; et son visage rubicon annonce l'ardeur de son zèle. Il est bon de savoir aussi que la Sorbonne est divisée en Molinistes et en Jansenistes et que ceux cy prétendent que les bonnes oeuvres et les vertus des infidèles sont vicieuses devant dieu et autant d'offenses pour lui. Ce parti est le dominant depuis l'expulsion des Jesuites, ensorte qu'il y auroit une excellente provinciale à faire entre un docteur janseniste, un docteur moliniste, et moi, ces messieurs n'étant point d'accord sur ce qu'ils me demanderoient, et finissant notre conférance par s'arracher les cheveux. Vous savez de plus que [l'archevêque . . . ] s'est fait janseniste, et s'est mis à la tête de mes persécuteurs,

Je joins ici quelques passages des théologiens et des pères dont vous ferez usage si cela vous convient.

C'est trop vous occuper de moi. Parlons de vous mon illustre maitre. Je vois avec une sensible joye que la lecture des Scythes fait assez généralement la même impression sur les esprits, que la pièce a faite sur moi à la représentation; et quelques touches de votre main dans le rôle d'Indatire et dans celui d'Obeïde en décideront le succès.

C'est bien dommage que Robert Covel ne soit pas un personnage plus intéressant pour Paris. Le premier chant du petit poème de la guerre civile (le seul que j'ai pu lire jusqu'à présent) est plein de gaité et d'excellentes plaisanteries. Je vous avertis que les genevois en sont piqués au vif, et qu'ils se proposent de faire cabale contre la première pièce que vous ferez jouer en Suisse. Je le tiens d'une genevoise.

Je vois partir notre ami Chabanon avec bien du regret de ne pouvoir le suivre. Quel avantage pour lui, pour mr de la Harpe, et pour mr Champfort d'aller travailler sous vos yeux! et quel plaisir pour le patriarche de la littérature d'attirer dans sa retraite les plus heureux talens, de les cultiver de ses mains, et de revivre dans son ouvrage. Jouissez Mon illustre maitre du bonheur d'être bienfaisant. Il est bien digne de votre âme.

Marmontel

Mille respects à Made Denis. Mes complimens à mr de La Harpe.