1756-11-04, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai été plongé dans la plus grande douleur mon illustre ami, et je suis toujours dans l'affliction; j'ai perdu le 22 du mois dernier, Madame de la Popliniere que j'aimois de tout mon coeur et à qui j'avois bien des obligations.
Elle méritoit de survivre à ses malheurs. C'étoit une femme rare, et qui dans quelque rang de la société qu'elle eût été placée se seroit fait distinguer et considérer. Elle est regrettée généralemt de tous ceux tant hommes, que femmes qui avoient le bonheur de la connoitre. Elle aimoit à rendre service et à faire du bien sans aucune ostentation. Il est incroyable combien elle y étoit ingénieuse et habile.

Elle me dit quelques jours avant sa mort qu'elle me laisseroit une marque de son amitié, qu'elle se le devoit à elle même autant qu'à moi. Je ne sais encor ce que c'est. On en a parlé sans mon aveu à Monsieur de la Popliniere qui a répondu qu'il y auroit égard, et que quand il n'y auroit rien d'écrit il savoit ses intentions. J'ai receu de lui une Lettre tout à fait touchante, et je viens de passer quelques jours chés lui, où j'ai excité ses pleurs et ses regrets par les miens. Ma santé est fort dérangée, et mon sentiment prévaut sur ma philosophie. J'ai été honnoré des consolans de plusieurs personnes dont j'envie l'estime et les suffrages. Mais tout cela et rien ne me remplace Madame de la Poplinière. Hœret lateri lethalis arundo.

Je voudrois bien savoir quelques nouvelles, mais votre Suisse est instruite plustôt que nous de celles du Nord où les succês du Roi de Prusse ne me semblent pas présentemt pouvoir être arrestés si tôt. Il est plus actif et plus habile que ses Ennemis, c'est bien domage que ce soit pas un héros.

Vous ne me parlés plus ny des Mémoires de Philipes v que je vous ai cependt achetté, ny de Derrham, astrologue et Physicien, que je vous ai conseillé d'emprunter à quelque Théologien de Geneve. Je vous dirai ce que c'est que le Conservateur de Fréron qui va paroitre. C'est un ouvrage dont vous avés donné l'idée quelque part.

Ah que Tronchin n'a t'il été ici, ou que n'étions nous dans l'idée et dans l'état de l'aller trouver au milieu de l'été il y a un an! Cela désespère. Il ne me reste plus que votre souvenir et votre amitié pour ranimer mon Coeur.

Tht