1758-09-26, de Nicolas Claude Thieriot à Voltaire [François Marie Arouet].

O! que votre lettre m'a fait de plaisir, mon très cher et très illustre ami, tout y respire votre prospérité, votre bonne humeur, et votre bonne santé.
Vous avés reveu vos Dieux Pénates plus guaîment que vous les avés quittés.

Il me semble qu'on vous a grossi les succês aparents du Roi de Prusse sur nos bons alliés d'Astracan et d'Archangel. C'est l'esprit de Geneve, comme il le fut dit il y a peu de jours devant moi à M. Cromelin qui en rougit plus qu'il ne vouloit et qui en resta fort déconcerté. Pour nous, nous sommes fort reconnoissants envers les Russes, nous savons qu'ils ont combatu avec valeur et acharnement et que s'ils ont perdu vingt mil hommes, le roi de Prusse en a perdu pour le moins autant. La position où il se trouve avec son frère Henri n'est point une suitte de succês, et je vois qu'avec moins de grandeur d'âme et de valeur que Charles XII il aura été la ruine de ses peuples, la désolation de sa famille et qu'il aura perdu ses Etats et sa Courone avec plus d'esprit et plus d'art. En un mot c'est un homme plus singulier que grand homme. Il a porté bien loin les qualités de son esprit, et il n'a été qu'un hipocrite des vertus dont il croyoit avoir besoin. Il a été aussi déloyal ami qu'il a été dangerx ennemi. Il a parlé d'un de ses ancètres qu'on apelloit le sanglier de l'Allemagne. Il en sera nommé le Loup Cervier.

Nous avons de grandes espérances que Chandernagor et Madras sont pris. Il me semble que cela compense bien Louisbourg. Vous désespérés mal à propos de la républiq. tandis que le nom de Richelieu est si fatal aux Anglois. L'un nous prend Port Mahon l'autre sauve St Malo. Il n'y a pas d'aparence que les Anglois reviennent sur nos bords. Ils ont achetté bien cher le petit ravage de Cherbourg, et je serai aussi guaillard et aussi bon fol que vous, tant que la main droite de nos payrs de rentes ne sera pas estropiée. Vos lettres valent mieux pour moi, et me réjouissent plus, que nos plus belles Comédies de ce tems; ce ne sont que d'ennuyeux sermons et des radotages de Morale commune. On dit que vous devés nous en délivrer par une femme qui [a] toujours raison. Nous vous en serons bien obligés, car on ne rit guères depuis longtems dans ce pays cy. J'en attribue la cause à l'intérest et au désir de faire fortune qui domine généralemt tous les Esprits. Le triste Jean Jâques est dominé par une autre folie, c'est de déclamer tour à tour contre tous les talents dans lesquels il s'est exercé. Il en veut présentemtà la Comédie. Je lui pardonnerois si le Public n'avoit pas déjà décrié les siennes. On parle depuis très longtems d'une lettre à M. Dalembert contre l'article de Geneve dans l'Enciclopédie. On dit qu'elle n'a point paru, parce qu'aucun de ses amis ne l'a aprouvé.

Je vois souvent le damné Helvetius, mais le Diable l'a transporté dans son beau Paradis de Vauré où il doit rester jusqu'au commencemt de l'année. Les Jésuites ont imprimé et débitent tout ce qu'ils lui ont fait signer. On seroit fort fâché que tout ce qu'ils lui ont fait dire fût moins ridicule. Il est très difficile d'avoir ce livre, cependant malgré cette sainte paresse que je chéris si fort, je vous en procurerai un exemplaire au même prix raisonable qu'il s'est vendu, et je le ferai partir dans la semaine par la Diligence de Lion pour M. Tronchin. Il fault encor vous faire part de deux très jolis couplets qui regardent plustôt l'imbécillité de Tersier, un des premiers Commis du bureau des affaires étrangères, que les opinions d'Helvétius.

1
Admirés cet Ecrivain là
Qui de l'Esprit intitula
Un livre qui n'est qe matière.
Laire, la, laire, lanlaire,
Laire la; laire lanla.
2
Le Censeur qui l'examina
Par habitude imagina
Qe c'étoit affaire étrangère.
Laire la &c.
Laire &c.

Le M. S. Méret vous est il parvenu? C'est l'abé Birague, qui l'a adressé à Lion à M. Tronchin, qui est cause que M. Daumar ne vous l'a pas porté. Il s'étoit chargé de me le venir demander à son départ.

Le livre de l'Esprit bien broché sera remis au laquai de Madame Fontaine s'il n'est pas parti, quand on me l'aportera.

Il vous sied bien malin Vieillard d'être actif et laborieux. Vous croissés toujours en fortune, en ressource, et vous percés l'Immortalité la plus profonde, et jusqu'où sont les plus insignes et les plus beaux Génies; moi chétif, sans talent, et sans la moindre faveur du Ciel, je me suis rendu justice et je m'en suis tenu au pain et à l'eau de la paresse avec votre amitié qe je préfére à tout.

Tht