23e février 1767, à Ferney
Je suis partagé, Monsieur, entre la reconnaissance que je vous dois, et l'admiration où je suis, qu'au milieu de vos occupations, et même de vos dissipations, vous aiez pu faire un plan si rempli de génie et de ressources.
Nous convenons tous qu'il est l'ouvrage d'un esprit supérieur. Vous me direz, pourquoi ne l'adoptez vous donc pas? Vous en verrez les raisons dans le petit mémoire que nous envoions à Mr et made D'Argental.
Made Denis, mr et made Delaharpe, nos acteurs et moi, nous avons retourné de tous les sens ce que vous nous proposez. Nous nous sommes représenté vivement l'action, et tout ce qu'elle comporte, et tout ce qu'elle doit faire dire. Nous sommes tous d'un avis unanime. Nous osons même nous flatter que quand vous verrez nos raisons déduites dans nôtre mémoire, elles vous paraîtront convaincantes.
Il est vrai que malgré toutes nos raisons nous tremblons d'avoir tort lorsque nous disputons contre vous. Nous sentons bien qu'il y a quelque chose de hazardé dans ce 5e acte; mais nous ne pouvons juger que d'après l'impression qu'il nous laisse. Nous le jouons, et il nous fait un éffet terrible.
Comment voulez [vous] que nous abandonnions ce qui nous touche pour un plan, qui tout ingénieux qu'il est nous parait avoir des difficultés insurmontables? Il en est toujours d'une tragédie comme de toutes les affaires de ce monde; il faut choisir entre les inconvénients les moins grands. Il y aura sans doute des critiques. Zaïre, Mérope, Tancrède, etc. en ont éssuié beaucoup, et le Siège de Calais a inspiré le plus grand entousiasme. Il faut se soumettre à cette bisarerie des hommes. Mais nous sommes tous persuadés que la chaleur du 5e acte doit l'emporter sur toutes les critiques qu'on fera de sang froid.
Le spectateur assurément se doute bien dans la Tragédie d'Olimpie que cette Olimpie se jettera dans le bûcher de sa mère; et c'est précisément ce doute qui inspire la curiosité et l'attendrissement. Il est dans la nature humaine de vouloir voir comment les choses qu'on devine seront accomplies. C'est ce que nous détaillons dans nôtre mémoire que nous vous suplions de lire avec impartialité.
Pour moi je me défie de mes idées; j'aime et je respecte les vôtres autant que vôtre personne. C'est avec timidité et avec honte que je suis d'un autre avis que vous. Mais enfin, il ne faut jamais dans aucun art travailler contre son propre sentiment, comme en morale il ne faut point agir contre sa conscience; on est sûr alors de travailler très mal; l'entousiasme est entièrement éteint; l'esprit mis à la gêne perd toute son élasticité; on écrit raisonnablement mais froidement. En un mot, lisez nos représentations et jugez.
Je crois avoir d'ailleurs des remerciements à vous faire; les fermiers généraux m'ont promis de destituer l'emploié dont nous avions tant à nous plaindre; c'est sans doute à vous que nous en avons l'obligation.
Agréez, Monsieur, mon tendre et respectueux attachement pour vous, pour Madame De Chauvelin, et pour tout ce qui vous appartient.
NB: Depuis ma Lettre écrite, nous avons joué la pièce. Le 5e acte a fait plus d'effet que les autres, et on a répandu beaucoup de larmes.