1762-05-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Antoine Jean Gabriel Le Bault.

J'ai été sur le point, Monsieur, de boire de l'eau du Stix, qui ne vaut pas vôtre vin de Bourgogne; et je crois crois que pour le peu de temps que j'ai encor à ramper sur ce globule appellé globe, le vin me sera interdit; mais du moins j'aurai le plaisir d'en faire boire; ainsi vôtre charette sera la très bien venue.
Je voudrais bien que vous vous remissiez à juger. Je vous prépare une affaire singulière, qui a été un an entier sur le tapis du bailliage de Gex, supposé que ce bailliage ait un tapis.

Six gentilhommes du païs, tous frères, tous pauvres, tous au service du Roy dans le même Régiment, et la plus part mineurs, ont trouvé leur bien engagé par anticrèse à un huguenot. Ce huguenot à vendu leur patrimoine aux Jesuites, et les bons jesuites se flatant que ces gentilhommes n'auraient jamais de quoi rentrer dans leur bien, l'ont acheté pour la plus grande gloire de Dieu. Ils ont obtenu du roy des Lettres patentes, pour s'emparer ainsi du bien d'autrui, et vous avez eu la bonté d'antériner ces Lettres patentes, parce qu'alors personne ne réclamait contre.

Enfin, les six frères ont touvé de l'argent, ils ont consigné. Les jésuites ont été forcés de se désister; le huguenot avec lequel ils avaient manœuvré, à été sommé de rendre le bien, et de compter des intérêts reçus, et des dégradations; il a été condamné tout d'une voix, il en a appellé au Parlement pour gagner du temps; le procez vaut la peine d'être jugé. Partant, je prie Dieu qu'il vous inspire la digne résolution de ne plus laisser languir les pauvres plaideurs. Pour moi je n'ai de procez qu'avec la nature. Je sçais bien que je finirai par le perdre; mais en attendant, je voudrais bien voir vos tracasseries finies. Est-il possible que toute une province soit assez malheureuse pour être forcée de ne se plus ruiner à plaider! Vous nous mettez tous dans le cas de la comtesse de Pimbeche. J'ai L'honneur d'être avec le plus sincère et plus tendre respect, Monsieur, Vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire