au château de Ferney, pais de Gex 16e Janv: 1761
Ambroise de Croze vous a écrit, Monsieur, ou dumoins vous a envoié son petit mémoire anti sacerdotal, pour vous amuser; mais il faut que j'aie aussi l'honneur de vous écrire.
Je suis enchanté de vôtre souvenir, j'ai le plaisir d'être raproché de vous deplus d'une bonne lieüe; c'est toujours celà; mais le mont Jura est terrible. Je vous demande en grâce d'embrasser bien tendrement Monsieur de la Marche mon contemporain, que j'aimerai jusqu'au dernier moment de ma vie; je voudrais qu'il pût abandonner pendant quelques jours ses campagnes de Lucullus, pour venir dans mes chaumières. Je serais bien curieux de voir son histoire des impôts; le livre de mr Myrabaud me paraît d'un fou, qui a de beaux accès de raison; je suis bien persuadé que Mr de la Marche aura mis plus de vérité, et plus de profondeur dans son ouvrage et moins de bavarderie; je suis très désintéressé sur cette matière, car mes terres sont libres, et ne païent rien au Roy; mais je n'en gémis pas moins sur le sort de nôtre petite province de Gex; les fermiers généraux ont trouvé un beau secrêt dans ce petit païs là, celui de réduire à huit mille habitans, seize à dix-sept mille que le païs en contenait il y a quatrevingt ans; mais en récompense, ils entretiennent dans ce païs de six lieuës de long quatrevingt douze commis extrèmement utiles à l'Etat. Que voulez vous, Monsieur! il faut bien qu'il y ait scandale en ce monde; mais malheur à celui par qui vient scandale.
Je viens moi, de me donner un petit plaisir, qui parait assez scandaleux aux Jésuites; ils avaient usurpé un domaine assez considérable sur six gentilhommes, tous frères, tous officiers, tous en guenille; j'ai obligé les révérends pères à déguerpir du patrimoine d'autrui malgré les Lettres patentes du Roy, entérinées au parlement de Dijon. Frère Bertier ne manquera pas de dire, qu'on voit bien que j'ai des sentiments très dangereux, et que je suis un très mauvais chrétien.
Je ne sçais pas ce qu'est devenu mr Le Bault, il avait la bonté de me vendre de fort bon vin tous les ans, et il m'abandonne; mais j'ai pris le parti d'en faire chez moi d'assez passable.
Mille respects à madame de Ruffey.
V.