Gex le 19 mars 1776
Monsieur
L'ambition actuelle de notre vieux voisin est de Gouverner le Pais de Gex, c'est chés luy, c'est dans son château que les sindics et conseil des trois ordres s'assemblent, c'est luy qui règle tout, qui rédige tout, qui décide de tout et qui fait tout; son crédit que tout le monde redoutte en impose au point que Personne n'ose ni contredire ni parler, chacun signe aveuglément, il n'y a plus ni ordre ni liberté dans les déliberations.
J'ai l'honneur de vous envoier une copie de celle qui a été prise le 14 de ce mois avec quelques observations en marge. Au nom de Dieu, Monsieur, tirés nous de cet esclavage, il n'y a que vous qui puissiés nous rendre ce service, il n'est pas possible, que l'administration puisse se soutenir dans cet état. Il vaudroit mille fois mieux que Sa Majesté retirât ses lettres patentes. M. de Verny sollicite et presse M. le comte de la Forest pour faire élire un sindic à sa place. J'étois tout décidé à renoncer aussi à celle de premier sindic du tiers état. J'en avois déjà prévenu M. l'intendant et j'avois donné ma démission lorsque j'ai appris de bonne part que ce seroit entrer dans le plan qu'a M. de V….. de s'emparer de toute l'administration en la faisant passer dans les mains de gens qui sont entièrement à sa dévotion et que tandis qu'il me comble de loüange, d'honnêtetés et d'amitié il trame sourdement le projet de me faire opter entre cette place et celle de subdélégué sous prétexte d'une incompatibilité qui n'a de réalité que dans son imagination et dans celle des ambitieux qui l'obsèdent. Cette découverte m'a fait changer de sentiment. Je vous avoüe avec franchise que je ne tiens point à cette place de sindic, ce n'est ni l'honneur ni le lucre qui m'y attachent. De l'honneur j'en aurois beaucoup plus à entrer dans le corps de la noblesse et à joüir du nouvel état que le Roy m'a donné. Du Lucre il est on ne peut pas plus modique dans cette place, ce n'est pas un objet de plus de 300lt par an. Rien ne peut donc m'y retenir, dans la circonstance présente, où je n'ai que beaucoup de peines et beaucoup de Désagrémens à attendre, que mon amour propre qui seroit beaucoup humilié si après 17 ans d'éxercice je venois à être forcé à une abdication qui ne me sera agréable qu'autant qu'elle sera volontaire. Mon zèle bien sincère pour les intérêts de la Province me fait d'ailleurs envisager avec inquiétude l'autorité que M. de V…. veut usurper. Je sçais qu'il a jetté les yeux sur M. Dupuis pour la place de premier sindic de la noblesse, et sur M. Rouph procureur du Roy pour celle de premier sindic du tiers état. Le premier fils d'un auditeur de lachambre des comptes de Dole n'est pas fait pour être mis à la tête de la noblesse de la Province, Le second fils d'un père qui jadis mit tout le Pais en combusion n'a d'autre mérite que de bien faire valloir ses prés et ses champs dans son domaine de Visignieu où il réside toute l'année. Ses alliances avec M. Emery second sindic du tiers état, et Megard conseiller, ses cousins germains l'excluent d'ailleurs de l'administration qui, s'il y étoit admis, se trouveroit toute réunie dans une seulle et même famille. Il n'y a certainement, Monsieur, aucune incompatibilité entre la place de subdélégué et celle de sindic, je crois l'avoir démontré dans le mémoire que j'ai l'honneur de vous adresser contenant un parallèle des fonctions de l'une et de l'autre place. Quand il y en auroit, l'expérience de 55 ans pendant lesquels ces deux places ont été réunies, prouve qu'il n'en ait résulté aucun inconvénient. C'est en quelque sorte d'ailleurs une nécessité de tolérer cette prétenduë incompatibilité dans un Pais qui manque de saints. Aureste j'ai l'honneur, Monsieur, de vous le répéter, je ne tiens point à cette place, j'en donnerais ma démission quand on le voudra, mais je regarde comme très intérréssant pour la Province à laquelle vous avés toujours pris un si vif intérêt de faire échouer le projet ambitieux de M. de V…… en prévenant sans perte de tems M. de Malesherbes du véritable motif qui le fait agir.
M. Perrault de Rutez mon gendre, qui n'est pas plus curieux que moi de demeurer dans l'administration du Pais auroit déjà donné sa démission de conseiller du tiers état si je ne l'avois retenu jusques à ce que nous puissions faire passer cette place à un sujet non parent ni allié aux autres membres du conseil et en état de la remplir. Nous avons jetté les yeux M. le comte de la Forest et moi sur M. Girod, jeune avocat du Parlement de Dijon. Son oncle doit vous écrire par ce même courier pour vous prier de luy procurer cette place s'il est possible. Il est encore jeune à la vérité mais il n'y a point d'âge de déterminé pour ces sortes de place. C'est d'ailleurs un sujet capable et de belle espérance.
Je suis avec un profond respect
Monsieur
Votre trés humble et trés obéissant serviteur
Fabry