1762-03-02, de François Pierre Pictet à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Votre amour pour l'humanité, si connu à ceux qui comme moi ont eu le bonheur de vivre près de vous, me persuade que vous serés bien satisfait d'apprendre, le grand et surprenant événement qui transporte aujourd'hui les Russes d'une joie bien naturelle: Vous saurez donc, Monsieur, que le nouvel Empereur se transporta hier au Sénat; et que là aiant déclaré qu'il vouloit avoir des Sujets et non pas des Esclaves, Il fit enregistrer une déclaration par la quelle il donnoit à toute la Noblesse de ses Etats une liberté dont on n'avoit pas même l'idée: au moien de Cette déclaration, La Noblesse qui jusques à présent étoit enrôlée dès l'âge de sept ans, et qui depuis ce moment là, étoit obligée de servir soit dans le Militaire, soit dans le Civil, dans le Rang et de la manière qu'il plaisoit à la Cour; qui ne pouvoit rester dans Les Terres, aller à Moscou, à St Petersbourg, et dans les autres villes de l'Empire, qu'après en avoir obtenu la permission du Souverain; qui n'avoit jamais Sur Cela que des permissions à tems, et qu'il falloit faire renouveller; qui ne pouvoit jamais servir dans le Pais Etranger; qui ne pouvoit voiager que par permission; Cette Noblesse dis-je, devient libre, suivra son goût et ses inclinations dans le Choix des Emplois Civils, Militaires ou Ecclésiastiques; ne servira que le tems qu'elle voudra; se retirera dans ses Terres quand elle en aura envie; se décidera d'elle même sur le Choix des Villes où elle voudra demeurer; sortira du Pais soit pour un tems, soit pour toujours sans trouver aucun obstacle, soit pour toucher ses revenus, soit pour vendre ses fonds et les faire passer dans le Pais Etranger, si elle le désire: Que dirés vous, Monsieur, d'un pareil événement?
Que penserés vous d'un Monarque qui a l'âme assez grande, pour renoncer à un droit aussi étendu dans la seule vue de rendre ses sujets plus heureux; qui a voulu être sûr que tous Ceux qui le servent sont contents de le servir; qui a pleuré de joie; ainsi que la digne Impératrice en reçevant les remerciements de ses sujets et en lisant sur leur visage toute leur satisfaction; Je ne Crois pas me tromper en pensant que tous les hommes qui ont une âme, mettront un tel Monarque bien au dessus de tous Ces Conquérants, dont la gloire après tout, n'est fondée que sur le Malheur du genre humain. Je dois vous dire, Monsieur, que ce n'est point par ce seul trait que l'Empereur a trouvé le secret d'être adoré de ses sujets, toutes ses Actions ont tendus Constamment au même but: Il n'y a personne qui puisse se plaindre, les plus malheureux sont Ceux qui sont restés dans les Places qu'ils occupoient ci devant; et une infinité de gens ont été avancez; Le Peuple, Cette partie des hommes, à la quelle on fait si peu d'attention dans la pluspart des Cours est l'objet des Soins paternels du monarque tout Comme la Noblesse; Il a mis le sel, Cette denrée si nécessaire, à 15 sols argt Cond. le Pout, qui est une mesure, Pesant 34 lb. poids de Paris; tandis que devant on le Paioit 30 sols; Il a fait une déclaration publique, par la quelle il a déclaré, que tous ceux qui avoient quelque représentation à lui faire, fussent [ils] les derniers de ses sujets, pouvoient demander Audience et être sûrs d'être écoutés; qui sçaist, si nous ne verrons pas un jour ce même peuple, sortir à son tour de l'esclavage de la Noblesse? et si en lui donnant des Propriétés, on ne portera pas et la gloire et la puissance de l'Empire à un point dont l'Europe sera étonnée? Il paroit qu'on va travailler à faire fleurir le Commerçe et la Navigation; Jusques à présent il a été pour ainsi dire, uniquement entre les mains des Etrangers; ce qui n'empêche pas qu'il n'ait procuré des avantages Considérables: Mais si une fois les Russes s'attachent à cette partie, il n'est pas douteux qu'avec les avantages que leur donnent la situation de leur Empire, et leurs produits qui sont extrèmement abondants et dont les autres Nations ne peuvent absolument pas se passer, La Russie ne devienne l'empire le plus riche, le plus peuplé, et par Conséquent le plus puissant de l'Univers: Je ne sçais si je me trompe, Monsieur, je ne sçais si enthousiasmé moi-même, par la vue de la joie publique, je vois les choses autrement qu'elles ne sont; mais je ne puis m'empêcher de regarder l'action dont je vous parle, Comme Ce qu'il y a de plus grand et de plus beau; et de trouver qu'un souverain qui fait un pareil usage de sa Puissançe mériterait toutes les Couronnes de la terre; J'imagine encore que l'autheur qui nous fait tant aimer dans Henri le Grand, les vertus que nous admirons dans l'Empereur d'aujourd'hui, se sentira à cette nouvelle animé du même Esprit qui lui dicta cette inmortelle Henriade, et que si nous n'avons pas un Poème Epique, nous aurons au moins quelques vers, qui apprendront d'âge en âge à nos Neveux ce que c'est que la véritable gloire; si je ne me trompe pas dans mes Conjectures, J'oses vous prier, Monsieur, de m'en instruire, afin que je puisse prier Mrs Cramer de me les envoier toute de suite: je me flattes que vous aurés eu la bonté d'écrire à S. E. Mr le Chambellan Schuwalow, la lettre que je pris la liberté de vous faire demander en partant de Vienne; j'espères que vous ne désaprouverés pas que j'aie pris cette Liberté, en pensant, Combien il est nécessaire d'avoir un Protecteur dans le Pais Etranger: Je présente mes Respects à Madame Denis et à Mademoiselle Corneille; & ai l'honneur d'être avec respect

Monsieur

Votre très humble et très obéissant Serviteur

Pictet

Mr le Comte de Strogonow m'a demandé comment il falloit s'y prendre pour souscrire pour l'Edition des oeuvres de Corneille; si Cela est suffisant, il prie qu'on veuille l'inscrire pour trois exemplaires, et qu'on l'instruise, quand il doit envoier l'argent, et à qui, et Comment, il doit faire retirer les exemplaires.

Si Mr de Voltaire veut me faire la grâce de me répondre, Je le prie de vouloir bien faire mettre sa lettre sous une Enveloppe adressée à Mr de Bacounin, Premier Secrétaire du Collège des affaires Etrangères.